Plusieurs décisions récentes insistent sur l’importance de l’obligation de délivrance du bailleur, qui inclut la garantie de jouissance paisible des locaux par le preneur. Quelle que soit la sévérité des clauses du bail commercial, qui est souvent un contrat d’adhésion, les clauses qui dispensent le bailleur de son obligation de délivrance ou qui l’exonèrent de sa responsabilité sont réputées non écrites. L’indemnisation du locataire doit être intégrale, même lorsque le trouble provient des parties communes de la copropriété, les diligences du bailleur ne l’exonérant pas de son obligation de résultat. Voici trois exemples particulièrement exemplaires chez Besson Chaussures, Carrefour et dans une pharmacie.
Par Me Jehan-Denis Barbier, docteur en droit, avocat à la Cour (Barbier-Associés)
Tout bailleur à l’obligation de remettre au preneur la chose louée, c’est-à-dire de le laisser entrer en possession, puis d’entretenir cette chose en état de servir à l’usage pour lequel elle a été louée, et de garantir la jouissance paisible du locataire pendant toute la durée du bail. C’est ce que l’on appelle l’obligation de délivrance, prévue à l’article 1719 du Code civil.
En droit des baux commerciaux, cette obligation a pris une importance particulière dans la mesure où les bailleurs, rédacteurs de baux-types, qui sont des contrats d’adhésion, ont réussi à supprimer pratiquement toutes leurs autres obligations et de s’exonérer de toute responsabilité. Mais ces diverses clauses, souvent abusives, ne peuvent pas restreindre l’obligation de délivrance du bailleur, car il s’agit d’une obligation essentielle dont il ne peut pas se dispenser.
Trois arrêts récents illustrent l’importance de cette obligation.
I. Cour d’appel de Versailles du 26 février 2025 : la pharmacie inondée
Il s’agissait d’un bail pour l’exploitation d’une pharmacie, mais les locaux subissaient d’importants dégâts des eaux et une expertise avait conclu à un défaut de conception et de réalisation affectant le réseau d’eau chaude sanitaire ainsi que les réseaux d’évacuation des eaux pluviales et usées.
Le litige portait sur l’indemnisation des préjudices subis par la pharmacie et la cour d’appel devait statuer, sur une décision du juge de la mise en état, uniquement sur la portée d’une clause de renonciation à recours stipulée au bail. Le bail disait en effet : «Le preneur renonce à tout recours en responsabilité ou réclamation contre le bailleur (…) :
– en cas de dégâts causés au local et/ ou aux objets ou marchandises s’y trouvant par suite de fuites, d’infiltrations, d’humidité ou autres circonstances (…) – en cas de vices ou défauts de la chose louée (…)».
La bailleresse soutenait en conséquence que les demandes de dommages intérêts formées par la pharmacienne étaient irrecevables puisqu’elles se heurtaient à cette clause.
Cependant, la cour d’appel de Versailles décide que cette clause de renonciation à recours doit être réputée non écrite. Effectivement, l’obligation de délivrance et la garantie de jouissance paisible sont des obligations essentielles et l’article 1170 du Code civil dispose : «Toute clause qui prive de sa substance l’obligation essentielle du bailleur est réputée non écrite».
Il résulte d’une jurisprudence constante que le bailleur ne peut s’exonérer de son obligation de délivrance par une clause interdisant au preneur tout recours pour vice caché ou apparent (Cass. 3e civ., 18 mars 2009, n° 08-11.011, Administrer mai 2009, p. 33, note J.-D. Barbier), ni par une clause mettant à la charge du preneur la mise en conformité des locaux avec la réglementation (Cass. 3e civ., 19 décembre 2012, n° 11-28170, Gaz.
Pal. 20 avril 2013, p. 19, note J.-D. Barbier). Les clauses du bail ne peuvent pas décharger le bailleur de l’obligation d’exécuter les travaux de sécurité qu’impose la réception du public (Cass. 3e civ., 30 juin 2021, n° 20-12.821, Gaz. Pal. 9 novembre 2021, p. 56, note J.-D. Barbier), ni le dispenser d’assurer un accès permettant l’exploitation normale du bien donné à bail (Cass. 3e civ., 30 juin 2021, n° 17-26.348, Administrer octobre 2021, p. 22, note J.-D. Barbier).
Dans l’affaire soumise à la cour d’appel de Versailles, le bail était antérieur à 2016, c’est-à-dire à la réforme qui a créé cet article 1170 du Code civil. Mais, avant même ce texte, la jurisprudence avait décidé qu’une clause qui contredisait l’obligation essentielle du débiteur ne pouvait produire aucun effet et qu’aucune stipulation d’un bail ne pouvait décharger le bailleur de son obligation de délivrance. La Cour de cassation décidait que de telles clauses étaient privées d’effets et, depuis 2016, l’article 1170 du Code civil dispose qu’elles sont réputées non écrites (J.-D. Barbier, Application du nouveau droit des contrats aux baux commerciaux : l’obligation essentielle, Gaz.
Pal. 5 juill. 2016, doctr., p. 53).
II. Cour de cassation du 19 juin 2025 : la toiture vétuste de Besson
La société Financière Internationale Monceau avait donné à bail à la société Besson Chaussures des locaux situés dans une copropriété dont la toiture était vétuste. L’enseigne subissait des infiltrations dans ses locaux. Mais la cour d’appel n’avait pas voulu l’indemniser en totalité, en estimant que la société Financière Internationale Monceau avait fait des diligences suffisantes auprès de la copropriété. L’arrêt de la cour d’appel est cassé car, quelles que soient les diligences de la bailleresse, l’obligation de délivrance est une obligation de résultat, ce qui signifie qu’elle engage automatiquement la responsabilité du bailleur, sauf cas exceptionnel de force majeure. C’est ce que rappelle la Cour de cassation : l’obligation d’assurer la jouissance paisible des locaux loués pendant la durée du bail «ne cesse qu’en cas de force majeure».
Le fait que les travaux doivent être exécutés par la copropriété, sur des parties communes, ne constitue pas un cas de force majeure vis-à-vis d’un copropriétaire. Ainsi, la Cour de cassation précise que «Les diligences (accomplies par le bailleur) pour obtenir du syndicat des copropriétaires la cessation d’un trouble ayant son origine dans les parties communes de l’immeuble ne le libère pas de son obligation de garantir la jouissance paisible des locaux loués». La Cour de cassation ajoute que «La bailleresse, devait, en l’absence de force majeure caractérisée, indemniser intégralement la locataire de son préjudice de jouissance à compter du jour où elle en avait été informée jusqu’à sa cessation».
La réparation du préjudice doit être intégrale.
Lorsqu’il est nécessaire de faire des travaux, pour garantir la jouissance paisible du locataire ou pour entretenir la chose louée en état de servir à son usage, la Cour de cassation précise, pour les parties privatives, que «le bailleur est tenu d’exécuter les travaux lui incombant dans les parties privatives des locaux loués» et qu’à «défaut d’exécuter elle-même les travaux de reprise des faux plafonds, (la bailleresse) était tenue d’avancer à la locataire, les sommes nécessaires à leur exécution». Ainsi, lorsqu’il faut faire des travaux dans les lieux loués eux-mêmes, le principe est que la bailleresse doit les exécuter ou qu’à défaut, elle doit verser à son locataire les sommes nécessaires, si les travaux doivent être exécutés par ce dernier.
Si les désordres proviennent d’une partie commune, la bailleresse doit faire toutes les diligences utiles et reste responsable, comme telle débitrice des dommages et intérêts, jusqu’à leur exécution effective.
La Cour de cassation rappelle toutefois que la bailleresse doit avoir été informée de la nécessité de travaux puisque le locataire, qui est dans les locaux, est «seul à même de constater» les désordres éventuels. Il est donc important que le locataire informe officiellement la bailleresse des troubles qu’il subit et on lui conseillera de conserver les pièces justificatives de cette information : lettre recommandée ou acte d’huissier (Cass. 21, n° 20-19.278, Administrer décembre 2021, p. 39, J.-D. Barbier).
III. Cour de cassation du 13 mars 2025 : des termites chez Carrefour
L’affaire concernait un supermarché Carrefour situé apparemment à Bordeaux. Lorsque Carrefour entreprit divers travaux d’aménagement, suite à la signature du bail, elle découvrit des attaques de termites affectant la structure de l’immeuble. L’aménagement étant impossible, Carrefour demanda la résiliation judiciaire du bail, qui fut effectivement prononcée aux torts de la bailleresse.
Le litige portait sur l’indemnisation du préjudice subi par Carrefour. Il est certain que l’obligation de délivrance n’avait pas été remplie. Carrefour demandait le remboursement du coût des travaux qu’elle avait commencés à exécuter dans les lieux loués avant de découvrir la gravité des atteintes des termites sur la structure de l’immeuble. La cour d’appel avait refusé de condamner la bailleresse au remboursement desdits travaux en considérant que le bail comportait une clause d’accession sans indemnité.
L’arrêt est cassé.
La Cour de cassation décide que, quelles que soient les clauses du bail, l’indemnisation du locataire doit être intégrale, et que la bailleresse, qui a manqué à son obligation de délivrance, doit réparer le préjudice, notamment celui né de l’engagement de dépenses de travaux en pure perte.
> Lire l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Versailles le 26 février 2025 RG N° 24/04747 et par la Cour de cassation le 19 juin 2025 N° 23-18.853 et le 13 mars 2025 N° 23-20.474 sur largusdelenseigne.com



