La destination du bail est un peu un objet juridique non identifié. Il peut varier en fonction de l’évolution de la consommation et des activités. Mais ses règles sont strictes, les bailleurs peuvent en tirer parti – et ils ne s’en privent pas – et les magistrats appliquent strictement la règle voulant qu’un restaurant n’est pas un snack et qu’un garage n’est pas un marchand de voiture. Rappel utile, à la faveur de deux décisions récentes, d’une pratique parfois soumise à controverses, parfois pour un petit pas de travers.
Par Me Gilles Hittinger-Roux, avocat au Barreau de Paris (H.B. & Associés)
La clientèle est capricieuse. Elle exige des nouveautés et elle entend être comblée à tout moment. Pas facile pour un commerce qui se trouve dans une destination restreinte – contrainte. Les magistrats de la Cour de cassation nous rappellent les règles et l’interprétation stricte qu’ils entendent donner aux clauses d’activités.
Très récemment, des arrêts ont été rendus.
Le 27 mars 2025, la Cour de cassation devait statuer sur la destination d’une activité alimentaire. Il a été considéré qu’un snack ne pouvait être assimilé à une restauration sophistiquée (cuisine française, chinoise et de fruits de mer, composée notamment de poissons au gingembre et de ris de veau).
Puis, le 10 avril 2025, les mêmes magistrats ont été amenés à traiter le périmètre des activités liées aux véhicules. Pour les juges, l’activité «d’achat, de vente, exposition de tous véhicules neufs et d’occasion à moteur» ne peut intégrer celle de «réparation et de vente de pièces détachées», lesquelles constituent une nouvelle activité.
Dans les deux cas, le preneur a perdu son bail. Les décisions paraissent sévères, il convient donc de les intégrer dans des législations et réglementations strictes.
I. Le rêve du bail tout commerce
Dans un passé pas très lointain, le bailleur entendait uniquement percevoir le loyer, sans tenir compte de l’activité du preneur.
Cette période n’a pas durée. En effet, au regard des cessions qui intervenaient, le propriétaire a découvert la différence entre une cession de fonds de commerce : libre, d’une part, et la cession du droit au bail : nécessitant son autorisation, d’autre part.
Dans cette dernière hypothèse, le bailleur retrouvait la main pour monnayer un nouveau loyer.
La clause de destination est toujours restée un enjeu essentiel dans les centres commerciaux, entre autres, puisque le gestionnaire dispose d’un privilège au titre du plan de merchandising. Cependant, le commerce n’a cessé d’évoluer au regard de la technologie, mais surtout au regard de la demande de la clientèle.
Les gestionnaires de ces sites, au motif d’éviter une «bazardisation» de la galerie, ont mis en place des clauses strictes.
L’entrée des enseignes à bas prix (Action, Primark, Stokomani…) en centre commercial permet de constater qu’à l’exception de l’alimentaire, tous les secteurs du commerce sont développés dans ce type de surfaces (prêt-à-porter, chaussures, maroquinerie, foulards, lunettes, produits de la maison). Il faut donc considérer qu’il s’agit quasiment d’un tout commerce.
Mais le «tout commerce» se heurte à des textes règlementaires selon l’assortiment et l’activité. À titre d’exemple, l’implantation d’une pharmacie nécessite une autorisation de l’Autorité régionale de santé (Ars). De la même manière, une réglementation stricte s’applique pour les débits de boissons. L’ouverture d’une grande surface de vente nécessite le passage devant une Cdac (Commission départementale d’aménagement commercial), sans oublier le respect des règlement de copropriété.
Ainsi, le «tout commerce» se heurte à des dispositions qui limitent le choix du locataire et du bailleur. Le contentieux qui a été mis en lumière à Paris pour les dark stores et dark kitchens en est une nouvelle illustration. (Conseil d’État, 6e et 5e ch. réunies, 23.03.2023 n° 468360).
La transformation d’une boutique de pied d’immeuble à Paris en «dark store» (stockage, préparation de commandes, livraison, pas d’accès au public, sauf point de retrait) est un changement de catégorie urbanistique de commerce en entrepôt.
«Un tel usage fait que ces locaux ne constituent plus, pour l’application des articles R. 151-27 et R. 151-28 du Code de l’urbanisme, des locaux «destinés à la présentation et vente de bien direct à une clientèle» et même si des points de retrait peuvent y être installés, ils doivent être considérés comme des entrepôts au sens de ces dispositions».
Les réglementations ont donc une vertu prophylactique
II. Les vertus de la destination contractuelle
Pour le locataire, la destination commerce détermine le champ de l’obligation de délivrance du bailleur (article 1719 alinéa 1 du Code civil). Régulièrement, la Cour de cassation rappelle que l’obligation de délivrance est d’ordre public et doit être respectée pendant toute la durée du bail. C’est un moyen de droit qui est fréquemment utilisé par les preneurs, notamment lorsque la commercialisation est défaillante.
Pour le propriétaire, le risque de résiliation demeure important.
De plus, en fin de bail, si le bailleur entend récupérer son local, le calcul d’une indemnité d’éviction sera déterminé en fonction de l’activité exercée et prévue au bail. À titre d’exemple, une indemnité de «bijouterie» ne peut être comparée avec celle d’un «coiffeur».
Le législateur a prévu les mécanismes d’une déspécialisation dès le 10 novembre 1979. Cependant, les meilleurs juristes, au premier rang desquels Me Bruno Boccara, qualifiaient ce type de procédure «d’arbre mort et privé de vie». Il existe deux types de déspécialisation : la simple et la plénière.
La déspécialisation simple
S’agissant de la déspécialisation simple, il faut notifier, en LR/AR ou par voie de commissaire de justice, la demande auprès du bailleur. Ce dernier dispose d’un délai de 2 mois pour y répondre. Le bailleur n’a pas d’obligation de motiver son refus. Pour autant, son silence vaut acceptation. Le motif de la déspécialisation doit être exprimé et s’inscrire dans des activités connexes ou complémentaires. La lecture de la jurisprudence sur ce domaine est laissée à la discrétion du juge.
La déspécialisation plénière
Concernant la déspécialisation plénière, elle est quasi impossible, puisqu’il faut indiquer que l’activité doit être modifiée «eu égard la conjoncture économique et aux nécessités de l’organisation rationnelle de la distribution, lorsque ces activités sont compatibles avec la destination, les caractères et la situation de l’immeuble ou de l’ensemble immobilier.» article 145-48 du Code de commerce.
À titre d’exemple, lorsque la photographie argentique a disparu au profit de la photo numérique, il a été refusé que les magasins Photo Service/Photo Station puissent devenir des magasins Orange au motif que les portables étaient principalement pour échanger téléphoniquement. Il est vrai que la décision est ancienne.
Aujourd’hui, chaque seconde, plus de 61 000 images sont prises aux quatre coins du globe.
La Cour de cassation devra vraisemblablement reprendre paisiblement les clauses de destination au regard de l’évolution économique du bail commercial.
> Lire les arrêts rendus par la Cour de cassation le 27 mars 2025 N° 23-22.383 et le 10 avril 2025 N° 23-21.473 sur largusdelenseigne.com

