Dans un contexte dans lequel les locataires sont de plus en plus limités par des baux commerciaux, qui atténuent tout recours, les juges s’assurent toujours plus que les obligations du bailleur sont respectées et que le locataire puisse jouir paisiblement des locaux conformément à leur destination.
Par Me Thomas Mliczak, avocat au Barreau de Paris (Tmh Avocats)
Les décisions rendues récemment par la cour d’appel de Bordeaux (2 juillet 2025) et par la Cour de cassation (18 septembre 2025) confirment une tendance nette : l’obligation de délivrance du bailleur demeure intangible, et les juges se montrent de plus en plus exigeants dès lors que l’état des lieux loués ou leurs accessoires ne permettent plus une exploitation conforme.
La cour d’appel de Bordeaux a eu à examiner l’exploitation par un preneur d’une brasserie dans un centre commercial en nette déshérence : pannes de chauffage et de climatisation, défaut d’éclairage, dégradations récurrentes, problèmes d’assainissement, absence de sécurité, accumulation de détritus… Pendant trois ans, les constats d’huissier et les mises en demeure se sont succédés, sans amélioration notable. La cour rappelle alors un principe constant : les parties communes d’un centre commercial sont des accessoires nécessaires du local loué, dont la conservation et l’entretien conditionnent la jouissance normale du preneur.
Constatant un défaut d’entretien répété, elle retient la responsabilité du bailleur. Si la perte totale du fonds de commerce n’était pas démontrée – l’effondrement définitif intervenant seulement après la fermeture du centre par le nouveau propriétaire – la cour indemnise néanmoins la perte d’exploitation à hauteur de 20.000 €. Le contrôle est renforcé : la carence du bailleur sur l’entretien des parties communes suffit à caractériser un manquement à l’obligation de délivrance, même sans impossibilité totale d’exploiter.
La Cour de cassation adopte une approche tout aussi rigoureuse. Elle réaffirme la portée de l’exception d’inexécution, dont beaucoup de locataires se prévalent pour ne plus régler les loyers dès qu’un défaut des locaux apparaît. Contrairement à ce qu’avait jugé l’arrêt d’appel, le preneur n’a pas à mettre en demeure son bailleur pour suspendre le paiement des loyers lorsque les locaux deviennent impropres à l’usage prévu. Dès lors que les désordres – en l’espèce, infiltrations et impossibilité d’exploitation – résultent d’un manquement du bailleur à ses obligations légales, l’article 1719 du Code civil fonde légitimement la suspension des loyers. Exiger une mise en demeure préalable, reviendrait à ajouter à la loi une condition qu’elle ne prévoit pas, ce que la Cour de cassation censure clairement.
Ces deux décisions convergent vers une même ligne directrice : la délivrance conforme n’est pas une obligation théorique, mais un véritable standard de performance imposé au bailleur pendant toute la durée du bail. Le défaut d’entretien des parties communes, l’inaction face à des désordres structurels ou la contestation infondée de préjudices avérés exposent le bailleur à une responsabilité certaine. Les juges accélèrent encore plus la mise à l’écart des clauses résolutoires lorsque les manquements du bailleur sont établis, ou à retenir l’exception d’inexécution même en l’absence de formalités particulières.
Le message est clair :
– l’obligation de délivrance se contrôle dans la durée ;
– les accessoires du local loué – notamment en centre commercial – sont indissociables de l’exploitation ;
– le preneur peut suspendre les loyers sans mise en demeure si l’usage est compromis ;
– la charge probatoire pèse sur le bailleur lorsqu’il invoque la perception d’une indemnité ou l’absence de préjudice.
En filigrane, ces décisions témoignent d’un durcissement en faveur de la jouissance paisible du preneur. À l’heure où les ensembles commerciaux vieillissent et se restructurent, l’attention portée à l’entretien, à la sécurité et à l’attractivité des lieux n’a jamais été aussi essentielle pour éviter une remise en cause des loyers… et de la relation contractuelle elle-même.
> Lire les arrêts rendus par la Cour d’appel de Bordeaux le 2 juillet 2025 RG N° 24/04664 et par la Cour de Cassation le 18 septembre 2025 N° 23-24.005 sur largusdelenseigne.com

