Deux décisions de première instance rendues récemment, l’une par le tribunal judiciaire de Lyon en février 2024 (1), l’autre par celui de Paris en février 2025 (2), illustrent une tendance nette devant les juges des loyers commerciaux : l’exigence pour le bailleur d’un centre commercial considéré comme une unité autonome de marché de produire les baux des autres magasins pour justifier la valeur locative d’un local en renouvellement. Cette exigence de transparence, loin d’être isolée, fait désormais écho à une pratique bien ancrée des experts judiciaires et des juges en charge du contrôle des expertises.
Par Me Julien Astruc, avocat-associé (Astruc Avocats)
La valeur locative est à la base de l’immobilier de commerce. Son expertise est nécessaire dans bien des cas. Elle est complexe, et les experts sont là pour ça. Mais la recherche de la vérité n’est pas la même selon que l’on se trouve dans un ensemble commercial ou ailleurs. Le bailleur unique connaît l’alpha et l’oméga des baux et la question se pose de la transparence qu’il doit au juge amené à trancher un différend avec son locataire, nonobstant les éventuelles clauses de confidentialité.
Une preuve encadrée
Dans deux affaires traitées à un an de distance, en février 2024 à Lyon et en février 2025 à Paris, les tribunaux judiciaires ont rejeté les prétentions des bailleurs au motif qu’ils ne fournissaient pas les pièces indispensables à la vérification de la valeur locative : les baux des autres commerçants du centre.
A Lyon, le bailleur de La Part-Dieu a été débouté pour n’avoir produit ni les contrats internes au centre, ni des références suffisantes pour établir la valeur locative. A Paris, pour Ecully Grand Ouest, le juge a considéré qu’une simple attestation établie par la direction juridique du bailleur listant des loyers de manière unilatérale, sans les baux à l’appui, ne permettait pas de vérifier l’équivalence des locaux.
Dans les deux cas, les juridictions ont également rejeté la demande d’expertise judiciaire, estimant que le bailleur était en possession de tous les éléments nécessaires pour prouver ses dires. Le principe dégagé est clair : le bailleur ne peut se retrancher derrière une carence probatoire qu’il organise lui-même.
Les experts dans le même sens
Ces décisions de première instance ne constituent pas un revirement jurisprudentiel, mais elles s’inscrivent dans une tendance qui se généralise devant les juridictions chargées de statuer sur les loyers commerciaux.
Cette orientation trouve d’ailleurs un écho direct dans la pratique des experts judiciaires, qui, dans le cadre de missions d’évaluation de la valeur locative dans les centres commerciaux, exigent désormais très régulièrement la production des baux des autres cellules. Nombreux sont les experts qui, faute de disposer de ces pièces, signalent au juge leur impossibilité de conduire une analyse fiable.
A Paris, le juge du contrôle des expertises a, à plusieurs reprises, fait droit à leurs demandes, ordonnant au bailleur de produire les baux internes. Il est donc désormais acquis, dans la pratique judiciaire comme expertale, que l’analyse de la valeur locative dans un centre commercial ne peut se faire sans un accès concret aux conditions contractuelles des autres commerçants du site.
Relativité et confidentialité : de faux remparts
Peut-on opposer à cette exigence la relativité des conventions ? Non, répondent les juges. Le principe de relativité des conventions, posé à l’article 1199 du Code civil, énonce qu’un contrat ne crée d’obligations qu’entre les parties. Autrement dit, un tiers – ici, le preneur – ne devrait pouvoir se prévaloir des droits ou obligations contenus dans les baux conclus entre le bailleur et d’autres commerçants du centre.
Sur cette base, certains bailleurs ont pu soutenir qu’ils ne sauraient être contraints de communiquer des contrats tiers à l’instance, ces documents étant inopposables au preneur. La production des baux reviendrait, selon eux, à faire peser sur eux une charge probatoire incompatible avec le principe d’autonomie des conventions.
Mais cette lecture oublie l’objet même de cette communication : il ne s’agit pas pour le preneur de tirer un droit des contrats en question, mais uniquement de permettre au juge – ou à l’expert – d’évaluer la valeur locative de façon contradictoire et concrète, sur la base de locaux comparables.
Quant aux clauses de confidentialité, souvent insérées dans les baux de galeries marchandes, elles ne résistent pas à l’exigence de procès équitable garantie par l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme (Cedh). A défaut de communication volontaire, la juridiction peut parfaitement ordonner la production des baux, sous réserve d’aménagements ou d’occultations destinées à protéger certaines données sensibles.
Une obligation proportionnée
Faut-il pour autant produire tous les baux du centre ? Évidemment non, et cela n’est pas souhaitable ! La tendance dégagée par ces décisions suggère une limitation fonctionnelle : seuls les baux récents, conclus ou renouvelés au cours de la durée du bail expiré, et portant sur des activités comparables, doivent être communiqués. L’article R. 145-7 du Code de commerce impose d’ailleurs cette exigence d’équivalence entre les locaux de référence. Cette production ciblée permet au juge comme à l’expert d’opérer une comparaison fiable, sans étendre de façon disproportionnée les obligations du bailleur.
Ces décisions rappellent une évidence : dans un centre commercial, bailleur et preneur doivent jouer à jeu ouvert. Le premier ne peut réclamer un loyer revalorisé sans montrer sur quoi il s’appuie, le second ne peut exiger l’impossible. Il ne s’agit pas de désarmer les bailleurs, mais de permettre un débat fondé sur des données vérifiables. Ni victoire du preneur, ni recul du bailleur : juste un rappel que la loyauté contractuelle vaut pour tous, même derrière les vitrines des galeries commerciales.
Notes
1. TJ Lyon, 23 février 2024, RG 23/00012
2. TJ Paris, 25 février 2025, RG 24/05158
> Lire le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Lyon le 23 février 2024, RG 23/00012
> Lire le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Paris le 25 février 2025, RG 24/05158
