La confiance étant à la baisse, à proportion de la croyance dans l’au-delà et de la confiance que les citoyens placent dans la société, le congé-refus n’est plus ce qu’il était. En peu de temps, on est passé de l’information bien naturelle sur la valeur du fonds – dont le droit au bail est la principale – à une quasi-perquisition des documents comptables du locataire – jusqu’à la liste des clients et des fournisseurs ! Ces tentatives tendant à minorer l’indemnisation ne sont pas dans l’esprit de l’article L. 145-14 du Code de commerce, qui retient la valeur marchande du bien, «comme s’il devait être vendu». Toute suspicion est donc du strict ressort de l’administration des impôts et de personne d’autre.
Par Me Gilles Hittinger-Roux, avocat au Barreau de Paris (HB&Associés), ancien vérificateur à la Direction des vérifications nationales et internationales (Dvni).
Les praticiens le savent : en cas de congé-refus, avec paiement d’une indemnité d’éviction, celle-ci doit être égal au préjudice causé au locataire par le défaut de renouvellement. L’indemnité doit réparer l’entier préjudice. Pas plus, pas moins. Elle est appréciée souverainement par les juges du fond, en d’autres termes, la Cour de cassation n’interviendra pas.
Le principe de cette indemnité avait été envisagé dès 1926, puis elle fut reprise dans les textes ultérieurs (1933, 1946 et 1953). Il existe très souvent un contentieux sur la nature de l’indemnité : remplacement ou déplacement et, bien évidemment, sur la méthode à retenir quant à l’évaluation. Au regard de l’article L. 145-14 du Code de commerce, il s’agit de retenir «la valeur marchande du fonds de commerce», ce qui peut être traduit par «la valeur du fonds comme s’il devait être vendu.»
Deux méthodes sont utilisées :
1. La méthode dite des barèmes professionnels ou méthode par comparaison
– CA Ht/Ttc moyenne des 3 dernières années X pourcentage (barème qui aura été proposé par l’expert).
2. La méthode dite par rentabilité ou la marge brute
– Ebe moyen X coefficient (3 à 8, 10 à 12)
Un fonds déficitaire ne sera pas privé de droit à indemnisation, lorsqu’il existe une véritable valeur de droit au bail, c’est-à-dire une différence entre le loyer payé et le prix de marché. Tout ceci est bien connu par les praticiens. Le bailleur aura même la possibilité de renoncer à la procédure indemnitaire en utilisant son droit de repentir (encore faut-il que le locataire soit encore dans les lieux).
Au cœur de cette indemnité, se trouvent les éléments comptables. Jusqu’à présent, une attestation de l’expert-comptable et les déclarations fiscales suffisaient. Depuis quelques mois, il faut relever que pour le bailleur ces éléments ne l’agréent plus. Il entend faire désigner un expert financier, en qualité de «sapiteur», aux fins de vérifier les éléments comptables produits. En initiant une telle désignation, c’est une véritable «suspicion» qui s’insère dans la procédure d’expertise pour les valeurs de fonds, qui peut dans certains cas relever de l’immixtion.
La suspicion comme nouvelle règle
Un propriétaire qui va devoir verser une certaine somme est évidemment en droit de connaître les modalités qui s’attachent à sa détermination. Cependant, est-il en droit de remettre en cause les déclarations fiscales, ainsi que les attestations de l’expert-comptable ?
De jurisprudence bien établie (Tgi Paris, 28 mars 1995, Ajpi 1995, page 648), le locataire, qui a volontairement minoré ses résultats afin de frauder l’impôt, ne peut faire valoir d’autres résultats pour fixer une indemnité d’éviction. Ainsi, le rôle du bailleur sera d’établir que le chiffre d’affaires comme le bénéfice devraient être moindres ! En effet, certains bailleurs vont considérer que depuis la procédure d’indemnité, le chiffre d’affaires a progressé. C’est tout de même oublier que l’expert devra lisser sur 3 années les éléments comptables.
Fort heureusement, toutes les procédures d’indemnités d’éviction ne durent pas 3 ans. Pour des sociétés qui disposent de plusieurs points de vente, très souvent, le propriétaire va contester l’origine des chiffres d’affaires et leur répartition. De la même manière, dans l’hypothèse où l’expert retient l’Ebe pour définir l’indemnité, ce dernier réintégrera du résultat comptable : le coût des salaires ou même les management fees. Ainsi, l’expertise immobilière devient une expertise financière.
De la méfiance à l’immixtion
Pour tenter de réduire le montant de l’indemnité d’éviction, certains bailleurs s’autorisent, dans le cadre de contrats de franchise, à obtenir auprès des franchiseurs des éléments financiers. Ainsi, des sommations sont parfois délivrées :
a) sur le chiffre d’affaires réalisé par le franchisé,
b) sur les redevances et connaître ainsi la liste des clients.
La méthodologie de la demande comptable peut servir certains propriétaires à de vérifier si la clause de destination prévue au bail est conforme au chiffre d’affaires réalisé.
Dès lors, dans ces procédures, le locataire est sommé de produire les comptes d’achat, les noms des fournisseurs, et plus généralement la marge brute. Dans le même esprit, il est réclamé les fichiers des écritures comptables (Fec) et le détail du journal de caisse. On peut également trouver des demandes relatives à la production des ventes effectuées dans le cadre de livraison sur les plateformes, tels qu’Uber Eats ou que Deliveroo, afin de vérifier si les ventes se font sur place ou sur les ventes à emporter/livrer.
Enfin, d’autres propriétaires s’autorisent à considérer que «les bilans sont des documents comptables agrégeant des données globales et non analytiques qui ne permettent absolument pas d’analyser finement un certain nombre d’éléments financiers de ventilation, qui ne peuvent être appréhendés qu’avec une vue de détail, ce qui est rendu possible grâce à la production des fichiers des écritures comptables». Cette dérive ne peut être validée. Elle ne répond certainement pas aux principes de l’article L. 145-15 du Code de commerce. Il faut tout autant se rappeler que le bailleur dispose d’un droit de repentir. Ainsi, il n’est pas possible de transmettre des éléments aussi confidentiels que les noms des clients, des fournisseurs, le fonctionnement des flux financiers qui puissent finalement se clôturer par un renouvellement de bail.
L’indemnité d’éviction correspond au préjudice que subit le locataire du fait du non-renouvellement, certainement pas un préjudice purement financier. N’est-ce pas là un sujet qui mérite débat ? A mon avis, il faut assurément le poursuivre !
