Comme le dit l’article 1719 du Code civil, la délivrance est une obligation essentielle du bailleur envers le locataire. C’est un des grands principes du louage. Elle s’applique à toute chose, y compris aux locaux commerciaux. Elle ne connaît pas d’exception, et la charge des travaux éventuels est normalement à la charge du propriétaire… Sauf si le bail – dérogatoire inclus – le stipule clairement et précisément. Sauf, encore, s’il s’agit d’une convention d’occupation précaire, qui dépend de la seule volonté des parties. L’affaire Cesam Car à l’Art de Vivre d’Orgeval, le montre dans un cas ; celle du Palmier de Mahdia chez inCité (Bordeaux Métropole) dans l’autre. Chaque fois, il a pourtant fallu aller jusqu’en Cassation !
Par Me Mickaël Cohen-Trumer, avocat à la Cour (Cabinet Cohen-Trumer)
L’obligation de délivrance du bailleur est bien connue des praticiens des baux commerciaux. Cette obligation est couramment qualifiée d’essentielle. Elle est à l’origine de nombreux litiges. Il suffit pour s’en convaincre d’une très rapide recherche sur le site de la Cour de cassation, qui recense 17 arrêts en 2023 visant l’obligation de délivrance. Il ne s’agit pas d’une obligation tirée du statut mais des dispositions de droit commun afférent au louage de chose.
Elle est prévue à l’article 1719 du Code civil : «Le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu’il soit besoin d’aucune stipulation particulière :
1° de délivrer au preneur la chose louée et, s’il s’agit de son habitation principale, un logement décent.
Lorsque des locaux loués à usage d’habitation sont impropres à cet usage, le bailleur ne peut se prévaloir de la nullité du bail ou de sa résiliation pour demander l’expulsion de l’occupant ;
2° d’entretenir cette chose en état de servir à l’usage pour lequel elle a été louée ;
3° d’en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail ;
4° d’assurer également la permanence et la qualité des plantations.»
L’habitation principale et les plantations ne sont évidemment pas les éléments qui vont nous intéresser ici. En vertu de cet article, le bailleur a donc l’obligation de délivrer la chose louée au preneur, de l’entretenir en état de servir à l’usage prévu et d’en faire jouir paisiblement le locataire.
Cette obligation s’applique durant toute la vie du bail.
Deux arrêts de la Cour de cassation, rendus le 6 juillet 2023 (1) et le 11 janvier 2024 (2), viennent ajouter une pierre à l’édifice que constitue la jurisprudence foisonnante en la matière.
I. L’obligation de délivrance n’est pas d’ordre public
Dans l’arrêt du 6 juillet 2023, le bailleur avait consenti un bail dérogatoire à un locataire pour une activité de vente de produits et d’articles se rapportant à la voiture et à la moto. Le preneur a souhaité réaliser des travaux d’aménagement et s’est vu opposer un refus d’autorisation de travaux par un arrêté du maire. Ce refus a été justifié par la largeur de la porte d’entrée du local, qui ne respectait pas la réglementation selon l’administration.
Le locataire a alors assigné le bailleur en réparation de son préjudice, en invoquant un défaut de délivrance conforme du bailleur. La cour d’appel avait reconnu la responsabilité du bailleur pour défaut de délivrance du local et avait désigné un expert pour estimer le montant du préjudice du preneur. La Cour de cassation casse l’arrêt au motif suivant : «Il résulte de ce texte [l’article 1719] que, sauf stipulation expresse contraire, le bailleur doit réaliser les travaux de mise en conformité des locaux loués aux normes d’accessibilité qu’exige l’exercice de l’activité du preneur.
Pour juger que la bailleresse a engagé sa responsabilité à l’égard de la locataire, l’arrêt retient que les clauses du bail ne permettent pas de déroger à l’obligation de délivrance d’un bien permettant de recevoir du public conformément à la destination contractuelle de vente de produits et articles se rapportant à la voiture et à la moto.
En statuant ainsi, après avoir relevé qu’aux termes de l’article 11.4 du bail la locataire s’était engagée, d’une part, à se conformer à tous textes en vigueur ou à venir concernant les règles relatives aux établissements recevant du public, d’autre part, à supporter le coût de la mise en conformité du local avec les textes susvisés ainsi que tous travaux, modifications ou aménagements ordonnés par les autorités administratives, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé le texte susvisé.» Les parties avaient en l’espèce contractuellement prévu de mettre les travaux de mise en conformité du bien loué aux normes en vigueur à la charge du locataire et il lui revenait en conséquence de supporter les coûts liés à la mise aux normes de la porte d’entrée, selon la Cour de cassation, bien que ces travaux relèvent en principe de l’obligation de délivrance du bailleur.
La Haute juridiction vient donc rappeler que l’obligation de délivrance n’est pas une obligation d’ordre public. Elle avait en effet déjà indiqué que cette obligation de délivrance conforme pèse sur le bailleur, sauf disposition contractuelle contraire (3). Pour que cette dérogation soit admise, la jurisprudence exige qu’elle soit prévue par une stipulation contractuelle claire, précise et acceptée par le preneur en toute connaissance de cause.
C’est ce qu’a indiqué le tribunal judiciaire de Paris dans une décision du 24 novembre 2020 (4) concernant un local situé sur l’avenue des Champs-Elysées. Le tribunal précise dans cette décision qu’il «est acquis que les travaux de mise en conformité avec la réglementation sont par principe à la charge du bailleur, sauf pour les parties à y déroger contractuellement. Dans tous les cas, le locataire n’est tenu d’exécuter les travaux prescrits par l’administration et ceux rendus nécessaires pour pouvoir exercer l’activité contractuelle prévue, qu’à la condition qu’une clause claire et précise le prévoit.»
Dans cette espèce, le bail et deux protocoles annexes prévoyaient la prise en charge des travaux, bien que très lourds, par le preneur, de sorte qu’il ne pouvait pas être reproché au bailleur un quelconque manquement. L’obligation de délivrance conforme, qui n’est donc pas d’ordre public, s’applique au bailleur -sauf stipulation contraire – dans le cadre d’un bail commercial évidemment, mais également dans le cadre d’un bail dérogatoire qui, certes échappe au statut des baux commerciaux, mais n’échappe pas au droit commun.
Ce n’est en revanche pas le cas d’une convention d’occupation précaire.
II. Elle ne s’applique pas aux occupations précaires
Les faits ayant donné lieu à l’arrêt du 11 janvier 2024 sont les suivants : un propriétaire a consenti une convention d’occupation précaire sur un local de stockage. Un dégât des eaux est intervenu dans le local, endommageant les matériels et marchandises entreposés. Le titulaire de la convention d’occupation précaire a alors assigné le propriétaire du local en réparation du préjudice subi. La cour d’appel a retenu la responsabilité du propriétaire sur le fondement du défaut d’obligation de délivrance et l’a condamné à payer au titulaire de la convention d’occupation précaire la somme de 280.656,40 euros à titre de dommages et intérêts. Le propriétaire a formé un pourvoi en cassation et la Haute juridiction casse l’arrêt au motif suivant : «En statuant ainsi, alors que la convention d’occupation précaire n’est régie que par les prévisions contractuelles des parties, la cour d’appel a violé les textes susvisés.»
La Cour de cassation justifie sa position en indiquant qu’une «convention d’occupation précaire n’étant pas un bail (3e Civ., 19 novembre 2014, pourvoi n° 13-20.089, Bull. 2014, n° 150), l’occupant à titre précaire ne peut se prévaloir des dispositions de l’article 1719 du Code civil, mais doit établir un manquement de son cocontractant à ses obligations contractuelles.»
La convention d’occupation précaire, qui est définie à l’article L. 145-5-1 du Code de commerce «par le fait que l’occupation des lieux n’est autorisée qu’à raison de circonstances particulières indépendantes de la seule volonté des parties» ne répond ni du statut des baux commerciaux ni du droit commun du louage. La liberté contractuelle est dès lors totale et les parties sont libres de prévoir les dispositions contractuelles qu’elles souhaitent, comme par exemple de prévoir ou non une obligation de délivrance à l’égard du propriétaire.
Pour résumer, l’obligation de délivrance, dans le bail commercial et le bail dérogatoire, qui pèse en principe sur le bailleur, bien qu’elle soit une obligation essentielle, n’est pas d’ordre public et peut parfaitement être mise à la charge du locataire. Elle ne s’applique pas, par ailleurs, aux conventions d’occupation précaire.
Notes
1. Cass. 3e Civ., 6 juillet 2023 – Rg 22/15.901
2. Cass. 3e Civ., 11 janvier 2024 – RG 22/16.974
3. Cass. 3e Civ., 18 janvier 2018 -RG 16/26.011 ; Cass. 3e Civ., 4 juillet 2019 – RG 18/17.107
4. TJ Paris 18e Chambre, 24 novembre 2020 – RG 19/13863
> Lire l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 6 juillet 2023
> Lire l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 11 janvier 2024
