Le bail commercial étant, par définition, un contrat d’opposition entre propriété immobilière et propriété commerciale, il est vain de vouloir satisfaire tout le monde ! En revanche, il est un point d’accord unanime : ce statut a besoin d’un nouvel équilibre, estime Me Jacquot, qui veut repartir d’une «page blanche» pour «résorber la détérioration des rapports locatifs». Voici donc les réflexions et les propositions d’un praticien de trente ans, qui propose de décorréler le bail commercial du fonds de commerce, faire du droit des baux commerciaux le droit des entreprises, raccourcir la durée des contrats, définir les «travaux d’embellissement» et établir le principe du renouvellement contre indemnité… Entre autres.
Par Me Pascal Jacquot, avocat au Barreau de Paris (Fidal)
Le bail commercial a été longtemps le bail du boutiquier, celui qui lui permettait de créer de la valeur grâce à l’exploitation durable d’une activité dans les lieux loués. Mais, plus il créait de valeur, plus le commerçant était obligé d’accepter un loyer excessif pour renouveler son bail, au risque de tout perdre. Par la création d’un droit au renouvellement garanti par le versement d’une indemnité d’éviction, la loi du 30 juin 1926 a corrigé cet effet pervers.
Puis en 1953, il a fallu assurer l’effectivité de ce droit au renouvellement combattu par les bailleurs, rédacteurs des baux, par des dispositions impératives, c’est-à-dire statutaires. Le statut était cela et n’était que cela : un droit d’ordre public au renouvellement, créateur de valeur pour l’exploitant. L’intelligence de ce concept permettant de concilier droit de propriété commerciale et droit de propriété immobilière explique son exceptionnelle longévité à l’heure où se succèdent lois et règlements.
Mais, cet équilibre d’après-guerre doit être régénéré pour correspondre aux acteurs d’aujourd’hui. Tout d’abord, les réseaux d’enseignes ont remplacé ce boutiquier par des directeurs de magasins qui ne sont plus nécessairement propriétaires du fonds ou même de l’activité présente dans les lieux loués. Le fonds de commerce n’est clairement plus aussi central qu’il l’était en 1953 et le statut, reposant sur sa défense, en a perdu sa pertinence. La création, ensuite, des centres commerciaux basée sur un pari économique partagé entre bailleurs et preneurs a bousculé cet équilibre statutaire entre propriété commerciale et propriété immobilière.
Véritables acteurs commerciaux, ces «bailleurs» se sont arrogés le droit, avec la permission du juge, de prendre du statut ce qui les arrange et de rejeter notamment les règles pourtant d’ordre public de fixation du loyer qui les dérangent. Enfin, surtout, la financiarisation de l’immobilier tertiaire s’est emparée des espaces de liberté dans la rédaction et la mise en œuvre du statut pour tout sacrifier sous l’autel de la rentabilité : durée ferme de 10 ans contre la résiliation triennale, clauses d’enseigne contre la déspécialisation de l’activité, loyer variable contre loyer fixe, clause de renouvellement contre plafonnement… les exemples pullulent de ces mécanismes contractuels qui réservent aux seuls initiés la simple compréhension de ce contrat de base de la vie des affaires.
En conséquence, il apparaît d’abord nécessaire de décorréler le statut des baux commerciaux du fonds de commerce, celui-ci n’étant plus le seul, ni même le principal moyen de créer de la valeur dans des locaux. Le statut ne peut plus se résumer aujourd’hui à la défense du fonds de commerce, quand tant de locataires de bureaux, de cliniques, de théâtres ou de centres commerciaux, pour ne citer qu’eux, en relèvent également. Dès lors, il faudrait raisonner plus globalement en locaux d’activités et adapter le statut comme ses concrétisations financières (loyer, indemnité d’éviction…) à ces nouvelles déclinaisons de la vie des affaires. Ainsi, le droit des baux commerciaux doit devenir celui des baux des entreprises, autour d’un bloc de normes d’ordre public auquel les parties ne pourraient pas renoncer. Ce socle doit répondre à la fois au besoin d’équilibre contractuel et à la pérennité de la valeur créée par la localisation de l’activité de l’entreprise.
Ce sont autour de ces trois lignes directrices (baux de toutes les entreprises, protection stricte de leur valeur ajoutée dans les locaux et ordre public impératif minimal) que les propositions suivantes ont été rédigées pour être débattues, présentées dans l’ordre des sections du Décret du 30 septembre 1953 aujourd’hui codifié au Code de commerce.
Sur le champ d’application
Malgré la notion extensive de «fonds» utilisée par l’alinéa 1 er de l’article L. 145-1 puisque englobant les industriels et les artisans, le statut a fait l’objet de tant d’extensions successives, matérialisées non seulement par les autres alinéas de ce même article mais aussi par les 7 alinéas de l’article L. 145-2, qu’il en a perdu toute cohérence. Ainsi, pourquoi les Sica Agricoles en font partie, mais pas les coopératives agricoles, contrairement aux coopératives de crédit ? Ou encore, pourquoi seuls les artistes inscrits à la Maison des artistes en relèvent et pas les autres ? Ce ne sont que des explications de circonstances qui dictent ces solutions ne répondant à aucune logique. De même, s’il était important en 1953 d’inciter les entreprises à s’immatriculer, c’est aujourd’hui une condition manifestement obsolète et source d’un contentieux d’une parfaite mauvaise foi pour dénier à des entreprises légitimes leur droit à indemnité d’éviction, comme ce Bricorama de Lille qui en a été privé à cause d’un greffier qui a radié par erreur son établissement. Il serait tellement plus juste et conforme à la pratique de dire en un mot que, sauf baux dérogatoires, tous les locaux d’activités, hors secteur primaire, en relèvent, qu’un fonds ou non y soit exploité et que l’entreprise soit ou non immatriculée. Quant aux baux dérogatoires, il est déraisonnable aujourd’hui d’y voir principalement un instrument de fraude, sanctionné par sa transformation automatique en bail statutaire lorsqu’il a r rive à son terme. Sécuriser sa pratique en permettant à chacune des parties, au-delà de son échéance initiale, d’y mettre fin à tout moment moyennant un préavis de six mois, quitte à ce que le bailleur doive verser une indemnité comme en bail statutaire, serait bien plus respectueux de la volonté des parties de ne pas pérenniser leurs relations.
Sur la durée
Une longue durée reste comme on l’a vu nécessaire à l’exploitant pour créer de la richesse, même si neuf ans peut paraître aujourd’hui bien long (5 ou 6 ans serait une durée sans doute suffi sante à notre époque). Une solution moins radicale pourrait reposer sur l’effectivité du droit à résiliation triennale. Comme le bailleur a le droit de consentir des baux dérogatoires qui l’engage sur trois ans maximum, le preneur doit impérativement pouvoir conserver son droit à résiliation triennale même quand le bail a une durée contractuelle de plus de neuf ans et quelle que soit son activité.
La durée ferme ne devrait être réservée qu’aux opérations de construction ou de rénovation telles que l’amortissement de leur coût nécessite la certitude d’un long engagement. De même, le bailleur doit pouvoir exercer plus facilement sa faculté de résiliation triennale, sans avoir à démolir entièrement son immeuble, quitte à ce que l’indemnisation du preneur comprenne un manque à gagner pendant la durée initialement prévue du bail. Ces mesures permettraient une gestion plus souple de la durée du bail, plus adaptée à notre époque actuelle.
Sur le renouvellement
Il n’y a plus de raison aujourd’hui à limiter ce droit aux seuls propriétaires d’un fonds, mais tout exploitant devrait pouvoir bénéficier du renouvellement contre indemnité, ce qui simplifierait là aussi grandement les débats. Surtout, il faudrait réviser le second alinéa de l’article L. 145-14 institué en 1957 lequel fausse les éléments d’appréciation de l’indemnité d’éviction en ne se référant qu’à la valeur du fonds de commerce, appréhendée comme un «maximum» puisque, nous disent la doctrine et le juge, un locataire ne saurait percevoir davantage que la perte de son fonds ou de son droit au bail.
Or, il existe de multiples situations où le préjudice de l’éviction est supérieur à la valeur du fonds ou du droit au bail. Tel est le cas du commerçant implanté dans une galerie déserte car en attente de restructuration par son bailleur. Tel est encore le cas de cet industriel qui occupe des locaux trop adaptés à son activité pour pouvoir être cessibles, mais qui sans eux ne pourraient rien fabriquer… Et que dire de l’obligation faite par cet article de se référer à des «usages» qui n’existent plus. Comme le synthétise François Robine : «Les chambres syndicales n’osent même plus les fournir. Il paraît encore des barèmes, mais selon nos propres statistiques, plus de la moitié des fonds sont vendus en dehors des fourchettes de ces barèmes qui ont cessé d’être de vrais indicateurs» (Ajdi 1999, p. 1215).
Ces mêmes fourchet tes qui font varier la va leur d’un fonds du simple au double ne correspondent à rien et encore moins à un «usage» : qu’y a-t-il d’ailleurs de commun entre un vêtement Dior et un autre de La Halle, pour que l’on applique aux deux le même barème ? Les mêmes incohérences se révèlent lorsqu’il s’agit d’évaluer le droit au bail notamment lorsque la valeur du fonds est inférieure et que l’indemnité doit alors correspondre à la valeur de ce droit. Ainsi, un élément parmi d’autres du fonds, le droit au bail, va avoir une valeur supérieure à celle de l’entier fonds, pris dans sa globalité, comme si les autres éléments pourraient avoir une valeur négative !
Selon les mêmes, il n’y aurait pas de valeur de droit au bail, par exemple sur les Champs-Elysées, puisque le loyer y est automatiquement déplafonné et ne pourrait donc pas entraîner d’économie de loyers ! L’absurdité de tels raisonnements appliqués pourtant avec constance par les experts comme par les juges s’explique par la rigidité de cet alinéa, totalement inadapté à la plupart des exploitants. En réalité, apprécier une indemnité d’éviction devrait essentiellement signifier : évaluer la perte d’un élément amortissable comme un autre.
Perdre effectivement un bail signifie d’abord pour tout exploitant devoir supporter le coût de reconstitution de cet actif pour son exploitation. Or, tout expert-comptable sait déterminer un tel «préjudice d’exploitation», selon les conditions du marché immobilier, le futur prévisible du bâtiment loué et la structuration fi nancière de l’entreprise. Evaluer une éviction devrait être d’abord cela et non apprécier une hypothétique clientèle supposée fidèle ou une encore une économie théorique de loyers, le tout en sortant de son chapeau des coefficients aussi subjectifs qu’inexpliqués.
Sur la sous-location et la cession
Si le premier alinéa de l’article L. 145-31 pose une interdiction de principe, les trois alinéas suivants parlent de sous-location autorisée à commencer par l’obligation surannée d’appeler le bailleur à la signature de l’acte (alors qu’il ne veut évidemment pas avoir de rapport avec le sous-locataire pour ne pas avoir à l’indemniser en cas d’éviction). Là encore, il serait plus simple et économiquement plus adapté à la volatilité des activités de libéraliser la sous-location partielle mais de garantir effectivement le bailleur de l’absence de tout droit du sous-locataire à son encontre, tout en disposant que le preneur peut perdre son propre bail en cas d’infraction du sous-locataire, de manière à le responsabiliser par rapport à son propre locataire. De même, la libre cession du droit au bail devrait être le principe, tout en permettant au bailleur de pouvoir exceptionnellement s’y opposer par un juste motif de solvabilité sous le contrôle du juge.
Sur le loyer
Le plafonnement du loyer de renouvellement aboutit à décorréler artificiellement le loyer statutaire du loyer de marché et entraîne à l’évidence un transfert indu de richesse pour le preneur. Mais, permettre à ce loyer de renouvellement d’être adapté au marché suppose cette même liberté pour le loyer révisé, car il est tout autant décorrélé du marché avec la forte augmentation d’indices indépendants de l’activité. Or, l’article L. 145-38 conçu à une époque où de nombreux baux n’étaient pas indexés, n’est plus guère utilisé et le L. 145-39, destiné à lutter contre l’inflation, a finalement permis des hausses de loyers artificielles puisque reposant sur le marché de la construction en Chine ! Retrouver plus rapidement les valeurs locatives de marché, en supprimant tant la double limite du loyer d’origine et du loyer indexé que les clauses de fixation du loyer de renouvellement, corrigerait ces gains indus, pour les uns comme pour les autres.
Enfin, les critères de détermination de la valeur locative, s’ils sont adaptés à une économie de quartier (« les facteurs locaux de commercialité ») ne le sont plus avec le commerce digital. Alors que le marché prend évidemment en compte l’activité et la qualité du preneur, tel n’est pas le cas des critères statutaires, d’où là aussi un décrochage artificiel entre loyer statutaire et loyer de marché. Bref, c’est réellement sur les règles de fixation du loyer en cours de bail, comme à son terme, que le statut a sans doute le plus besoin de rajeunissement et de simplification pour retrouver cohérence et équilibre.
Sur les charges locatives et les impôts
La loi Pinel a édicté un article L. 145-40-2 d’une rigueur diamétralement opposée à son décret d’application et notamment à l’article R. 145-35 qui accepte peu ou prou toute refacturation. Même les impôts personnels du bailleur, comme la taxe foncière, sont remboursés par le locataire, à la seule exception finalement du 606 qui est un article pour la nue-propriété inchangé depuis 1804. Il s’ensuit non seulement un risque sérieux d’illégalité de ce décret, mais des difficultés insolubles d’application pour tout acteur du bail commercial : comment prévoir initialement un inventaire précis et limitatif qui correspondrait strictement à l’état récapitulatif des charges et taxes que le bailleur doit produire annuellement durant neuf ans voire davantage ? Comment concilier une répartition des charges «en fonction de la surface exploitée» et une répartition des taxes en fonction elles «du local» (en son entier) augmenté «de la quote-part des parties communes nécessaires à l’exploitation» (quid des parties communes «non nécessaires») ? Qu’entend-on par «travaux d’embellissement» entièrement supportés par les preneurs ? Pourquoi le ravalement sera supporté tantôt par le bailleur, tantôt par le preneur, selon la technique utilisée par l’entreprise ? Bref, là aussi, beaucoup d’absurdités et de complexités destinées à camoufler un transfert injustifié de coûts, alors qu’il serait normal et équitable que le bailleur assume seul son immeuble et le locataire seul son exploitation stricto sensu. Ainsi les charges répercutables seraient bien plus limitées et plus facilement quantifiables par le preneur au moment de la signature du bail.
Sur la résiliation
Une faculté de résiliation réservée à une seule des deux parties est une clause abusive en droit de la consommation. Il est en réalité anormal qu’un preneur ne puisse pas invoquer lui aussi une clause résolutoire en cas de violation des obligations du bailleur, à commencer par les obligations de délivrance et de jouissance paisible. Les baux contiennent trop fréquemment des clauses de renonciation au droit commun sur ce point, clauses qui seraient ainsi réputées non écrites.
Sur la déspécialisation
Ces dispositions ne sont presque jamais utilisées car elles sont complexes et ne répondent absolument pas aux impératifs du preneur, qui doit pouvoir être rapidement fixé sur sa faculté ou non de changer d’activité. Le seul cas où il faudrait continuer à soumettre un tel changement à l’accord du bailleur, c’est quand ce changement a une incidence sur la conformité réglementaire des locaux, car cela peut alors affecter son obligation de délivrance. Mais, même dans cette hypothèse, le preneur devrait avoir la possibilité de saisir le juge des référés pour tout refus qui lui serait opposé, tant les refus non motivés autrement que pour soutirer de l’argent sont légions.
Sur la procédure
La procédure spécifique sur mémoires est là encore obsolète, puisqu’il s’agit d’un contentieux d’experts, que la répartition de la compétence avec les juridictions de droit commun est peu claire et qu’enfin la faculté de négociation entre les parties a aujourd’hui intégré le contentieux du droit commun. Il n’y a donc plus aucune raison de maintenir cette procédure spécifique, qui devrait être abrogée.
Conclusions
Comme on peut le voir, c’est une refonte complète du statut qui apparaît à nos yeux nécessaire si l’on veut éviter que la crise actuelle n’aboutisse à des contentieux sans fi n, à des faillites répétitives ou à des vacances structurelles. Résorber la détérioration actuelle des rapports locatifs suppose davantage que de simples adaptations ponctuelles telles les récentes lois Lme ou Murcef. Sans doute, ces idées, pour certaines radicales, susciteront des oppositions, tantôt des bailleurs, tantôt des preneurs. Là n’est pas l’important, car le bail commercial étant, par définition, un contrat d’opposition entre propriété immobilière et propriété commerciale, il est vain de vouloir satisfaire tout le monde. En revanche, il est un point d’accord unanime : ce statut a besoin d’un nouvel équilibre, si tant est qu’il avait été trouvé en 1953. Puisse ces quelques lignes forgées sur une pratique de 30 ans de la matière, à défendre les preneurs comme les bailleurs, y contribuer.
