Garant de la stabilité du commerce et de l’équilibre bailleur-locataire, le droit au bail, qui n’a que 70 ans, ne semble pas avoir que des amis. Les temps changent. Des forces sont à l’œuvre pour le jeter par terre. Petit catalogue de ses forces et de ses faiblesses, tiré des minutes d’un colloque organisé par la Compagnie des experts en immobilier commercial et de l’Association des avocats du droit de la propriété commerciale.
Par Alain Boutigny
Ce n’est jamais le bon moment : pour tomber malade, pour payer ses impôts, pour rendre visite à sa belle-mère, pour faire la guerre, pour se marier, pour divorcer non plus, d’ailleurs. Mais jamais l’époque n’aura été moins favorable à deux sujets touchant de plein fouet le commerce : l’application du décret tertiaire, qui va coûter des fortunes, sans que l’on sache encore quels aménagements il faudra entreprendre, et l’évolution du droit au bail que certains, dont le gouvernement, par le biais de travaux annoncés dans le cadre du Conseil national du commerce (Cnc), veulent réformer – en guise de bonne manière à l’Union européenne.
Il serait temps qu’on réalise qu’entre la baisse de flux des consommateurs, la hausse de la vacance commerciale et la progression fulgurante des loyers boostés par l’indice, les détaillants ne pourront pas ad vitam æternam remonter des vents à ce point contraires.
Cette refonte, si tant est qu’elle ait lieu, réclame un maximum de prudence : disputer de la reconfiguration de ce contrat qui fête ses 70 ans cette année (70 ans, c’est jeune !), c’est bousculer un ordre subtilement établi par le décret du 30 septembre 1953 sur la propriété commerciale et sa très longue traine de jurisprudences. L’appareil peut sembler complexe aux profanes qui voudraient le « simplifier » ou le « dépoussiérer » ; ses utilisateurs, commerçants, propriétaires et juristes, le manient sans peine au jour le jour.
A entendre les acteurs de la filière débattre de « l’adaptation du droit des baux commerciaux à l’évolution du commerce », lors du colloque organisé le 9 juin au palais du Luxembourg par la Compagnie des experts en immobilier commercial et l’Association des avocats du droit de la propriété commerciale, en particulier leurs présidents Patrick Colomer et Me Christophe Denizot, il n’y a d’ailleurs pas le feu au lac. « Si tout le monde peut faire du commerce dans ce cadre, alors pourquoi le changer », s’est du reste demandé très vite Gilles Balaÿ, ancien président de la 5e chambre de la cour d’appel de Paris, saint des saints en la matière. Il faut dire qu’il venait d’entendre un aréopage d’enseignes et de bailleurs, tous convaincus qu’il y a urgence… à ne pas mettre la charrue avant les bœufs !
On avait là, en effet, quelques ténors de la spécialité. Et de Vincent Ravat, directeur général de Mercialys, qui voit dans le bail tel qu’il est «un cadre épanouissant, moteur d’une croissance, qui a donné au commerce et à son immobilier la place qu’il occupe en Europe», à Laurent Bonnet, directeur immobilier et expansion de Fnac Darty, rappelant que «ce que le bail ne dit pas, la jurisprudence le dit», personne ne souhaite la mort du petit cheval… La France est, certes, le seul pays de l’Union qui se pose ce genre de question. Faut-il pour autant fermer la porte à l’innovation ? Si l’on considère que tout le monde n’a pas besoin de la même protection, ne peut-on pas imaginer un cadre sortant partiellement ou totalement du statut ?
Ouvrir ce genre de porte est dangereux. On le voit dans les baux précaires, lorsque les parties veulent échapper au statut ou en bénéficier. D’autant que le gouvernement – dont on comprend mal la brusque passion pour ce bout de papier – veut s’en saisir à deux mains. Dès «les prochains mois», a souligné Mme Grégoire dans le mot de bienvenue vidéo diffusé en prélude aux débats. L’affaire serait «plus que jamais d’actualité», a indiqué la ministre en charge du Commerce, sans préciser pourquoi. Elle attend donc des propositions issues d’une « approche constructive et consensuelle et surtout rédigée par de grands techniciens du droit, condition sine qua non pour formaliser les propositions efficaces et pertinentes ». Le « moment inédit de transformation puissante, rapide et profonde » que nous vivons justifierait de bousculer «notre vénérable bail commercial, afin de l’adapter aux enjeux de notre temps ».
Si l’on comprend bien, le principal est pourtant ailleurs. Dans tout ce qui fait l’économie d’un arrangement plus complexe dans sa pratique que dans son juridique. « Ce contrat unique dans son principe cache une diversité énorme », a pointé Emmanuel Le Roch, qui voit dans ce document dont les 70 pages, au moins, ne répondent même pas toujours à toutes les situations, le résultat d’une volonté des investisseurs de gommer tout risque. «En vingt ans, une partie de l’immobilier de commerce est devenue un produit fi nancier», a constaté le délégué général de Procos, notant que, si « le raisonnement du centre-ville est à 100 % immobilier, celui du centre commercial cherche, en plus, à capter une partie de de ce qui s’y passe ». Nous y sommes.
L’époque récente a bien évidemment marqué les esprits. Les arrêts du 30 juin ont obligé les détaillants à payer les loyers Covid et, depuis, l’ascension vertigineuse des indices a normalisé le principe que le locataire doit « tout payer », jusqu’à, pourquoi pas, la visite de sécurité ! «On voit à quelles difficultés est confrontée l’agroalimentaire, où certains se sont saisis d’une part excessive de la valeur au détriment de ceux qui nourrissaient le secteur», a ajouté Laurent Bonnet. Le thème est, plus que jamais, celui de l’équité. Entre partenaires ; entre concurrents aussi, Vincent Ravat signalant à l’occasion que, « si on change, et si s’installe la liberté contractuelle, alors il faut que le cadre soit identique pour tout le monde ; y compris ceux livrant depuis l’autre bout du monde et dont les entrepôts approvisionnent le grand public en direct ».
Qui sont aussi mes clients, aurait pu ajouter l’orateur, visant sans les nommer les Amazon, Alibaba, Shein ou Temu… , dont les barrières de péage sont au demeurant aussi, voire plus élevées que celles des malls. On évoque 10 %, 15 % ou 20 % de commissions en citant, par exemple, la plateforme de Zalando. Quoi qu’il arrive, l’omnicanalité s’invitera forcément dans le débat. En termes de chiffre d’affaires occulte des boutiques, de droits de passage exorbitants, de rentabilité. La question n’est plus de savoir s’il faut se mettre au e-commerce, qui assure 25 % des ventes de Fnac Darty : elle est de savoir à quoi ça sert. « Il faut voir qu’une business unit online isolée perdrait de l’argent », souligne Laurent Bonnet. Comme quoi le loyer digital tiendrait de la fiction…
LA QUESTION EST FINALEMENT DE SAVOIR SI L’ON VEUT SCIER UN PILIER SOLIDE ET CONSENSUEL DU DROIT ÉCONOMIQUE, AU MOTIF QU’IL A 70 ANS
Puisqu’on y est, pourquoi ne pas envisager ce qui pourrait néanmoins faciliter le travail et mieux réguler le mécanisme. Certains imaginent, par exemple, de s’inspirer de la méthode des villages de marques, qui ne louent pas seulement des mètres carrés, mais facturent un service global incluant le marketing, en proportion des ventes. On a donc beau chercher : la controverse porte essentiellement sur l’utilisation du bail et non sur le bail lui-même. Qui n’est plus ce qu’il était, fait du reste remarquer Fabrice Eghiazarian, directeur de la prospective et du développement immobilier commercial France d’Orange. Où il ne voit, pour sa part, « plus rien de patrimonial. Une enseigne ne reste généralement pas plus de quinze ans au même endroit, et quand elle part, elle ne récupère plus ce qu’elle a laissé comme loyer ». Alors…
Cela laisse de quoi ouvrir une brèche, au moins sur les sujets qui parfois fâchent. Et donne l’occasion d’en parler – quitte à ne pas être d’accord. On recense de la sorte huit points clairement discutés. On les connaît ; ils sont anciens. Mais de l’eau a coulé sous les ponts : le temps qui passe et l’évolution des mentalités et des circonstances peuvent favoriser des éclaircissements… On aura ainsi le loyer variable, absorbé par la baisse des ventes et la hausse du minimum garanti devenu maximum garanti, que ne payent plus que de rares «chanceux» en pleine croissance (et ne sert plus qu’à réclamer les chiffres d’affaires et donner aux assets l’occasion de réviser le loyer), l’assiette de ce dit loyer, qui ne tient pas encore compte du click&collect transitant par les boutiques du mall, mais qui représente pourtant un vrai service, ou la pondération uniforme des surfaces dans les centres commerciaux au coefficient 1 – exorbitante du droit commun.
L’essentiel est cependant d’une autre nature. Par exemple, ce qu’est «devenue la valeur locative sur des marchés dominés par trois enseignes dans le sport ou la réparation automobile», comme l’a rappelé Vincent Ravat.
Mais au moins, pour ce qu’il en reste, un principe de marché que Me Valérie Ouazan (cabinet Jacquin Maruani) voudrait voir tout autant s’appliquer à la prise de bail qu’au renouvellement – qui n’en tient souvent pas compte. Par exemple aussi, la clause de destination. Bien difficile à découper dans son fondement, puisqu’elle est garante d’une stabilité du merchandising et d’une régulation de la concurrence dans le mall, elle est malgré tout essentielle en cas de malheur : quand Amazon sort un nouveau produit et qu’il faut répondre à toute vitesse… A la fois pour le bien de l’enseigne et du mall !
Il reste enfin trois grands sujets, vitaux, pour ainsi dire. D’abord, le paiement mensuel, et non plus trimestriel, des loyers. Il soulagerait la trésorerie des enseignes et leur permettrait d’investir (on pense au marketing, au digital et au décret tertiaire). La Fact (ex-Cncc) ne serait plus contre, à condition d’en gommer toute notion d’ordre public – ce qui n’est pas rien ! Ensuite, la stabilité des indices, en particulier de celui des loyers de commerce (Ilc), qui a connu une version 1, puis 2 (sans Icav) l’an dernier, et dont les commerçants réclament une version 3… Et pour finir, la propriété commerciale. La boucle est ici bouclée.
Car on revient là au droit au renouvellement issu au décret de 53 – objet de tout ce charivari, et auquel tout le monde semble tenir fermement.
Vincent Ravat, parce qu’il la considère comme « source de stabilité, de sérénité et de visibilité », et Laurent Bonnet, parce qu’il existe bien une propriété intellectuelle et une propriété industrielle, et que très loyalement, « une partie de la valeur qu’elle procure est reversée au bailleur sous forme de loyer ; sa disparition risque donc de déséquilibrer l’engagement. C’est la raison pour laquelle je suis pour », a-t-il assuré sans ambages. La difficulté étant tout simplement, comme l’a dit Emmanuel Le Roch, tout le « temps et les moyens qu’il faut pour la renouveler ». On a donc là un socle ferme. Personne ne semble vouloir le remettre en cause. Pas même Christophe Noël, délégué général de la Fact, autrefois directeur du développement France d’Urw. Reconnaissant bien volontiers avoir autrefois vu dans le bail un frein considérable, il le regarde aujourd’hui plutôt comme un amortisseur fidélisant, en fin de compte, les preneurs.
La question est finalement de savoir si l’on veut scier un pilier solide et consensuel du droit économique, au motif qu’il a 70 ans – quand la Bible, à laquelle personne ne veut toucher, en a 2 500 -, ou à cause d’une soi-disant norme libérale européenne, ou encore parce que « le bail ne s’est jamais opposé à l’évolution du commerce, mais qu’il ne l’a jamais sauvé non plus – comme l’a montré le dépérissement du centre-ville. C’est un repère, rien de plus », a martelé Bernard Pain, expert. Faut-il se répéter ?
L’époque est mal choisie, en tout cas, qui voit le commerce en état de faiblesse attaqué tous azimuts par les indices, la mévente, la vacance, le manque de trésorerie, l’inflation, les taux… Et maintenant quelques juristes acharnés à sa perte. Ce n’est pas la première fois que l’on enterre un peu vite le droit au bail. Toujours il renaît de ses cendres. Cette fois, pourtant, ses contempteurs ont sorti les lance-flammes !
8 points en débat
Nourri de jurisprudence, le bail en lui-même ne produit pas de controverse de la part de ses utilisateurs. Mais sa gestion en pose tous les jours. Quand ils sont de bonne foi, bailleurs et preneurs, malgré les tensions qui courent, tombent finalement assez d’accord… sur leurs différends !
– Le loyer variable, que pratiquement personne n’atteint plus et dont la clause oblige essentiellement à déclarer le chiffre d’affaires du magasin.
– L’assiette du loyer variable, qui n’inclut ni les ventes ni le service de click&collect du point de vente.
– La pondération uniforme des surfaces dans les centres commerciaux au coefficient 1.
– La définition de la valeur marché du loyer, alors que trois ou quatre enseignes dominent le terrain.
– La rigidité de la clause de destination qui assure la cohérence du merchandising du mall, mais dont le manque de souplesse empêche de réagir sur-le-champ à une innovation d’Amazon…
– Le paiement mensuel (et non plus trimestriel) du loyer, que les enseignes réclament, et auquel les bailleurs ne sont plus farouchement opposés – à condition qu’il abandonne son caractère d’ordre public.
– La stabilité des indices, notamment de celui des loyers de commerce (Ilc), dont on connaît les versions 1 et 2, en attendant… la version 3.
– La propriété commerciale, dérivant du droit au renouvellement inscrit dans le décret du 30 septembre 1953, fondement du statut juridique du commerce -auquel sont attachées commerçants et propriétaires.
