Revirement de jurisprudence quant au point de départ d’une action en requalification. L’arrêt pris par la Cour de cassation le 25 mai 2023 définit que dans les conventions successives signées par les parties, c’est la dernière qu’il faut retenir pour tenter d’obtenir le bénéfice du statut. La porte était donc largement ouverte à cette tentative, même si rien n’indique un succès ultérieur du renvoi. Car il s’agit, pour La Mangeoire à Courchevel, de faire passer pour un bail commercial la location saisonnière d’une annexe permettant de loger son personnel, «local accessoire indispensable à son activité de piano-bar-restaurant»… souligne le restaurateur.
Par Me Dominique Cohen-Trumer, avocate au Barreau de Paris (Cabinet Cohen-Trumer)
Le statut des baux commerciaux, très protecteur des locataires, s’impose aux parties dès lors qu’un fonds de commerce, artisanal ou industriel est exploité dans un local par un commerçant, un artisan, un industriel, et quelques autres.
Il est cependant possible pour ces parties de se soustraire – en l’indiquant expressément – audit statut car la loi le prévoit. C’est ainsi que les locations saisonnières (locations données pour une courte durée, avec un preneur qui libère totalement les lieux entre deux), les conventions d’occupation précaire (régularisées pour un motif extérieur à la volonté des parties), les commodats ou prêts à usage (pour une mise à disposition gratuite) et les baux dérogatoires (baux de trois ans au plus) y échappent.
Les juges, qui ont toujours le pouvoir de donner à une convention sa véritable dénomination en la requalifiant, requalifient régulièrement ces contrats en baux commerciaux si par exemple le locataire d’un bail saisonnier est autorisé à laisser son matériel entre deux saisons, ou s’il n’existe pas de motif extérieur à la volonté des parties dans le cadre d’une convention d’occupation précaire ou encore si un bail dérogatoire fait expressément référence aux dispositions statutaires.
Qui peut alors agir en requalification et dans quel délai, calculé à partir de quelle date ? L’arrêt du 25 mai 2023 (1), publié au Bulletin, opère un revirement de jurisprudence quant au point de départ à prendre en compte pour apprécier la recevabilité d’une action en requalification.
Qui peut agir ?
Tant le bailleur que le preneur peuvent agir en requalification d’une convention en bail commercial. Il faut néanmoins que le preneur soit immatriculé du chef des lieux en cause au jour de sa demande en requalification (2). Une telle immatriculation n’est par contre pas nécessaire lorsque le preneur est laissé en possession après la fin d’un bail dérogatoire et qu’il demande la protection statutaire (3).
Quel délai pour agir ?
Plusieurs délais de prescription existent : le délai de droit commun de cinq ans, le délai de deux ans, applicable à toute action ayant pour fondement le statut des baux commerciaux, quand l’action n’est pas imprescriptible au regard du réputé non écrit. Il faut donc faire son marché puis déterminer quel est le point de départ qui fait courir ce délai de prescription. La requalification d’une convention, quelle qu’elle soit, en bail commercial, est soumise à la prescription biennale de l’article L. 145-60 du Code de commerce, puisqu’il s’agit d’une action ayant pour fondement le statut.
Un locataire avait essayé de contourner la difficulté en sollicitant la requalification d’un bail de sept ans portant sur un terrain nu avec station de lavage. Au visa des dispositions de l’article L. 145-15 du Code de commerce, le locataire soutenait le caractère non écrit de la clause durée, puisque le statut impose une durée minimum de neuf ans. Il affirmait donc que son action était imprescriptible. La Cour de cassation (4) avait approuvé la cour d’appel d’avoir jugé que l’article L. 145-15 n’était pas applicable à une demande en requalification d’un contrat en bail commercial. En d’autres termes, avant d’appliquer un article du statut, il fallait que le bail soit jugé commercial, or il ne pouvait plus l’être du fait de la prescription biennale.
Reste à déterminer quand commence à courir ce délai de deux ans pour les actions en requalification
Quel point de départ ?
Les faits tels qu’exposés par l’arrêt de la cour d’appel de Chambéry du 15 mars 2022 (5), qui sera cassé, sont les suivants : une société La Mangeoire, exerçant une activité de restauration et de piano-bar, avait conclu en 2009 avec la commune de Saint-Bon-Tarentaise un premier contrat qualif i é de convention d’occupation précaire portant sur un immeuble, afin d’y loger son personnel. De nouvelles conventions avaient ensuite été signées chaque année, la dernière prenant fin le 31 octobre 2015. C’est alors que la commune avait adressé, le 5 octobre 2015, à la société La Mangeoire, un courrier l’invitant à régulariser un bail de location saisonnière pour une durée de sept mois avec effet du 1er novembre 2015 au 31 mai 2016. La société La Mangeoire avait refusé et s’était maintenue dans les lieux, revendiquant l’existence d’un bail commercial soumis au statut.
La Cour de Chambéry avait approuvé les premiers juges d’avoir estimé que son action était prescrite, le point de départ du délai de prescription étant la date de conclusion de la convention initiale, en l’espèce le 9 novembre 2009. Sa décision était en tout point conforme au droit positif et ceci avait été jugé à de multiples reprises pour la requalification de locations saisonnières ou de contrats de location-gérance en bail commercial (6).
La décision est pourtant cassée par l’arrêt du 25 mai 2023. Au visa de l’article L. 145-60 du Code de commerce, la Cour de cassation indique «En statuant ainsi, alors que la locataire demandait la requalification du dernier contrat conclu entre les parties, en sorte que le point de départ de la prescription de son action courait à compter du 1er novembre 2014, la cour d’appel a violé le texte susvisé. »
Prenant acte de l’existence de renouvellements express la haute juridiction estime donc qu’un contrat renouvelé est un nouveau contrat, même s’il est strictement identique au précédent et que c’est à la date de signature de chaque contrat de renouvellement qu’un nouveau délai de deux ans commence à courir. Ouvrant ainsi largement la porte aux actions en requalification.
On se pose accessoirement la question de savoir ce que venait faire le statut des baux commerciaux dans l’histoire de conventions consenties sur un immeuble pour loger le personnel d’une société. Cette dernière avait précisé qu’il s’agissait d’un local accessoire indispensable à son activité de piano-bar-restaurant et ce point n’a semble-t-il pas été querellé.
Le 25 mai 2023 également, la Cour de cassation (7) affirmait que la demande tendant à faire constater l’existence d’un bail soumis au statut du fait du maintien dans les lieux du preneur à l’issue d’un bail dérogatoire (distincte d’une action en requalification), résultant du seul effet de l’article L. 145-5 du Code de commerce, n’était pas soumise à prescription. Il ne s’agirait donc que d’une action déclaratoire de l’existence d’une situation juridique, non prescriptible. Ce que laissaient déjà entendre certaines décisions sur l’immatriculation du preneur (8).
Ce qui est certain c’est que le 25 mars 2023, c’était «portes ouvertes» pour entrer dans le statut.
Notes :
1. Cass. 3e civ. , 25 mai 2023, n° 12-15.946.
2. Cass. 3e civ. , 22 janv. 2014, n° 12-26.179.
3. Cass. 3e civ. , 25 octobre 2018, n° 17-26.126.
4. Cass. 3e civ. , 7 déc. 2022, n° 21-23.103.
5. Chambéry, 15 mars 2022, RG n° 20/0 0129.
6. Cass. 3e civ ., 17 septembre 2020, n° 19-18. 435 ; Cass. 3e vic. , 5 janvier 20, 32 n °21-24. 394 ; Cass. 3e civ. , 14 sept. 2017, n° 16-23. 590.
7. Cass. 3e civ. , 25 mai 2023, n° 21-23. 007.
8. Cass. 3e civ. , 25 octobre 2 018 précitée Cass. 3e civ. , 30 avril 1997, n° 94-16.158.
> Lire l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 25 mai 2023
