Sur le papier, le départ à la retraite d’un commerçant permet une cession tout commerce au loyer ancien. Mais rien n’empêche le propriétaire avisé d’augmenter la facture dès le renouvellement. Le temps peut se mêler de l’affaire. Les travaux, les Gilets Jaunes et le Covid aussi. Le jackpot n’est nullement garanti.
Par Me Estelle Hittinger-Roux, avocate au Barreau de Paris (HB&Associés)
Le statut des baux commerciaux s’est toujours illustré par une opposition à l’intangibilité des contrats, et notamment à feu l’arrêt Canal de Craponne. L’objectif poursuivi est le suivant : la stabilité d’un équilibre entre les parties et le marché. Le résultat en est un contrat qui s’inscrit dans la durée.
Ce sont les raisons pour lesquelles ce contrat a une valeur car le droit au bail apparaît dans les bilans des locataires et fait partie du fonds de commerce. Cela entraîne également l’existence de baux commerciaux cumulant des décennies d’âge. Certains contrats fleurtent avec l’affectio societatis en associant loyer et chiffre d’affaires réalisé par le locataire, grâce au loyer binaire et à l’environnement de commercialité conjointe des commerçants réalisée par le bailleur.
Cependant le bailleur n’a pas la fibre entrepreneuriale du commerçant et son intérêt financier au succès de son locataire ne sera pas de l’accompagner en cas de perte. Récemment, l’opposition entre un locataire et son bailleur a porté sur un bail de plus de 15 ans. Le motif du litige était l’activité du locataire.
En effet, celui-ci avait pu bénéficier de la déspécialisation lors de la vente du fonds de commerce au titre de l’article L. 145-51 du Code de commerce, lequel prévoit : «Lorsque le locataire ayant demandé à bénéficier de ses droits à la retraite ou ayant été admis au bénéfice d’une pension d’invalidité attribuée par le régime d’assurance invalidité décès des professions artisanales ou des professions industrielles et commerciales, a signifié à son propriétaire et aux créanciers inscrits sur le fonds de commerce son intention de céder son bail en précisant la nature des activités dont l’exercice est envisagé ainsi que le prix proposé, le bailleur a, dans un délai de deux mois, une priorité de rachat aux conditions fixées dans la signification. A défaut d’usage de ce droit par le bailleur, son accord est réputé acquis si, dans le même délai de deux mois, il n’a pas saisi le tribunal judiciaire. La nature des activités dont l’exercice est envisagé doit être compatible avec la destination, les caractères et la situation de l’immeuble. Les dispositions du présent article sont applicables à l’associé unique d’une entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée, ou au gérant majoritaire depuis au moins deux ans d’une société à responsabilité limitée, lorsque celle-ci est titulaire du bail. »
Autrement écrit : le vendeur du fonds partant à la retraite a pu vendre et inclure un changement d’activité au profit de l’acquéreur sans que le bailleur n’ait mot à dire ou plutôt, augmentation de loyer à faire accepter. En parallèle, ce dernier bénéficiait également d’un droit de préférence sur la vente à intervenir, dont il n’a pas usé. Lors du renouvellement suivant le bailleur aura cependant le droit de faire valoir un loyer fixé à la valeur locative, le déplafonnement pour déspécialisation étant de droit par une application combinée des articles L. 145-33 et L. 145-34 du Code de commerce.
Cette opération a eu lieu le 18 novembre 2010 et portait sur un local rue Vignon, à Paris. Le retour de balancier, différé ne se fera pas attendre : au terme du bail échu, le bailleur réclame immédiatement le déplafonnement du loyer en raison du changement d’activité. Nous sommes à l’été 2017, tous les voyants économiques sont au vert. Ce sera une augmentation de loyer et la Cour de cassation le confirme par son arrêt du 23 février 2023. Le droit de préemption du bailleur, présenté en défense pour y faire échec, n’y changera donc rien. Le décalage temporel reste néanmoins énorme compte tenu du contexte des années qui vont suivre, à savoir :
– les manifestations régulières de Gilets Jaunes qui se sont déroulées avec comme point de départ la gare Saint-Lazare en direction des Champs-Elysées,
– les travaux de toute la portion rue Royale -place de la Madeleine,
– les interdictions de circuler et de recevoir le public pour les commerces non essentiels en raison du Covid-19.
Le locataire a donc bénéficié d’un loyer stable pendant la période 2010-2017 et artificiellement stable de 2017 à 2023 avec un rattrapage qui sera à venir. Sur ce rattrapage, il faut espérer qu’une demande de révision triennale ait été présentée après la survenance des évènements de 2020, le secteur géographique n’étant plus autant valorisé pour les commerces non essentiels.
Cela permettra donc au locataire de faire valoir une période de baisse de valeur pour compenser la hausse encourue. L’équilibre est donc conservé, la difficulté restant de subir les périodes de forts ajustements, rendant le lissage de l’augmentation incontournable.
Pour le moment ce locataire conserve l’avantage car le loyer originel est maintenu pendant la procédure. Toutefois, il aurait pu en être autrement, à l’instar de nombreux baux conclus pendant les périodes d’embellies du secteur, entre 2018 et 2020.
> Lire l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 15 février 2023
