Laisser passivement dans les lieux le titulaire d’un bail dérogatoire, c’est s’exposer indéfiniment à le voir demander le bénéfice du statut. Dans un arrêt du 25 mai, la Cour de cassation estime, en effet, que l’action du locataire en place, soumis au seul article L. 145-5 du Code de commerce, muet à cet égard, est imprescriptible. La conséquence est terrible pour les bailleurs peu scrupuleux qui n’auront pas manifesté de manière non équivoque de mettre fin audit contrat par exploit d’huissier.
Par Me Olivier Jacquin, avocat à la Cour (Jacquin Avocats)
En matière de bail commercial, l’article L.145-60 du Code de commerce dispose que « toutes les actions exercées en vertu du présent chapitre [relatives aux baux commerciaux] se prescrivent par deux ans. » Le régime spécial attaché au statut s’oppose au régime de droit commun trouvant sa source à l’article 2224 du Code civil, énonçant une prescription quinquennale à « toutes les actions personnelles ou mobilières ».
Le bail dérogatoire (de courte durée) visé à l’article L.145-5 du Code de commerce, comme son nom l’indique, «déroge» au statut des baux commerciaux, de sorte que les dispositions statutaires n’ont pas vocation à s’appliquer : « Les parties peuvent, lors de l’entrée dans les lieux du preneur, déroger aux dispositions du présent chapitre à la condition que la durée totale du bail ou des baux successifs ne soit pas supérieure à deux ans.
Si, à l’expiration de cette durée, le preneur reste et est laissé en possession, il s’opère un nouveau bail dont l’effet est réglé par les dispositions du présent chapitre.
Il en est de même, à l’expiration de cette durée, en cas de renouvellement exprès du bail ou de conclusion, entre les mêmes parties, d’un nouveau bail pour le même local. Les dispositions des deux alinéas précédents ne sont pas applicables s’il s’agit d’une location à caractère saisonnier. » (Art. L.145-5 version antérieure au 20 juin 2014)
S’il n’est pas contestable qu’un locataire laissé en possession des lieux au-delà du terme contractuel de son bail dérogatoire (majoré de un mois si le bail dérogatoire est postérieur au 20 juin 2014) peut solliciter devant la juridiction compétente, qu’il soit constaté qu’il s’est «opéré» un bail commercial de neuf années régi par les dispositions statutaires telles que visées aux articles L.145-1 et suivants du Code de commerce, la question de la durée de la prescription de cette «action en constatation» demeure entière.
En effet, le texte (art. L.145-5 du Code de commerce) ne précise pas ce point.
On pourrait penser que, dès lors qu’il s’agit d’une action relative à se voir reconnaître l’existence d’un bail commercial, l’article L.145-60 serait applicable, imposant ainsi au locataire un délai de deux ans pour agir. Pourtant, cette éventualité a été balayée par un arrêt publié du 1er octobre 2014, mais sans pour autant préciser le délai de prescription applicable à une telle action : «Mais attendu que la demande tendant à faire constater l’existence d’un bail soumis au statut né du fait du maintien en possession du preneur à l’issue d’un bail dérogatoire, qui résulte du seul effet de l’article L. 145-5 du Code de commerce, n’est pas soumise à la prescription biennale ; que par ces motifs de pur droit substitués à ceux critiqués, l’arrêt est légalement justifié» (Cass. Civ., 1er octobre 2014 n° 13-16806). Le mystère demeurait entier, puisque les praticiens ignoraient si une telle action était imprescriptible ou soumise à la prescription quinquennale de droit commun.
Par un arrêt publié au Bulletin en date du 25 mai 2023 n° 21-23-07, la Cour de cassation a mis un terme à ce flou juridique en précisant que : « En statuant ainsi, alors que la demande tendant à faire constater l’existence d’un bail commercial statutaire, né du maintien en possession du preneur à l’issue d’un bail dérogatoire, qui résulte du seul effet de l’article L. 145-5 du Code de commerce, n’est pas soumise à prescription, la cour d’appel a violé le texte susvisé. »
En d’autres termes, le locataire d’un bail dérogatoire, laissé dans les locaux passivement, au-delà du terme contractuellement prévu, peut saisir à tout moment (même plusieurs années après), la juridiction compétente pour se voir reconnaître l’existence d’un bail commercial soumis au statut des baux commerciaux. La conséquence est terrible pour les bailleurs peu scrupuleux.
Ainsi, une attention particulière devra être faite par les bailleurs ayant consenti un bail dérogatoire, et ils devront manifester leur intention de manière non équivoque de mettre fi n audit contrat par acte d’huissier ou courrier recommandé pour le terme contractuellement prévu.
Nota Bene
Attention, il convient de ne pas faire la confusion avec «l’action en qualification» d’un contrat de louage d’ouvrage en bail commercial (bail civil, une location-gérance, convention d’occupation précaire, un bail dérogatoire irrégulier : Cass. 3e civ., 22 janvier 2013 n° 11-22984 ; Cass. 3e civ., 25 janvier 2023 n° 21-24394).
L’action en constatation s’oppose à l’action en requalification d’une convention en bail commercial. Cette dernière action est quant à elle soumise à une prescription biennale en vertu de l’article L. 145-60 du Code de commerce.
A cet égard, il sera précisé que la Cour de cassation a opéré à un revirement de sa jurisprudence antérieure en considérant que l’action en requalification d’une convention courait à compter de la date d’effet de la dernière convention signée entre le bailleur et le preneur en cas de conventions successives. (Cass. Civ. 3e , 25 mai 2023, n° 22-15946).
Précédemment, la Cour de cassation précisait que le délai de prescription biennale de l’action en requalification du contrat en bail commercial commençait à courir à compter de la date d’effet de la première convention signée (Cass. Civ. 3e , 3 décembre 2015, n° 14-19146).
> Lire l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 25 mai 2023
