En accordant le déplafonnement et une expertise sans avoir étudié la nature même des facteurs locaux de commercialité, le tribunal de Nancy va un peu vite en besogne. Il fait en outre droit à une demande de révision précipitée de Søstrene Grene, à Nancy, trois ans et vingt-deux jours seulement après la signature du bail avec Immorente. L’enjeu est de taille, puisque l’enseigne arrivée-là juste avant le Covid, demande moitié prix.
Par Me Mickaël Trumer, avocat à la Cour (Cabinet Cohen-Trumer)
Le comte de Portalis, cher à tous les étudiants en droit, indiquait dans son discours préliminaire au projet de Code civil des Français de 1804 : «Quand la loi est claire, il faut la suivre ; quand elle est obscure, il faut en approfondir les dispositions. Si l’on manque de loi, il faut consulter l’usage ou l’équité». Le principe est clair et logique. Portalis disait également «qu’il faut être sobre de nouveautés en matière de législation, parce que s’il est possible, dans une institution nouvelle, de calculer les avantages que la théorie nous offre, il ne l’est pas de connaître tous les inconvénients que la pratique seule peut découvrir ; qu’il faut laisser le bien, si on est en doute du mieux».
Malheureusement nos législateurs n’ont pas suivi ce conseil plein de bon sens et les lois se multiplient à un rythme que même l’intelligence artificielle rame. Il est donc compréhensible que les juges aient du mal à suivre la cadence. Combiné à un manque cruel de moyens, la justice est dans un état critique. Ce qui peut sans doute expliquer la décision ici commentée. En l’espèce, le locataire d’un local situé place Maginot, à Nancy, la société SG Nancy Distribution, a formulé une demande de révision de son loyer en cours de bail, sur le fondement de l’article L. 145-38 du Code de commerce.
I. L’ÉDIFICATION D’UNE LIGNE DE DÉFENSE
Lorsque les parties signent un bail commercial avec un loyer déterminé, la sécurité contractuelle veut que ce loyer ne soit pas modifié en cours de bail (si ce n’est du fait de l’indexation lorsqu’elle est prévue). Le législateur a néanmoins prévu deux mécanismes légaux de modification du loyer en cours de bail, avec les révisions du loyer prévues aux articles L. 145-38 et L. 145-39 du Code de commerce.
L’article qui nous intéresse ici, l’article L. 145-38, prévoit que l’une des parties peut demander la fixation d’un nouveau loyer – en cours de bail – si elle considère que la valeur locative a évolué. Conscient de l’insécurité qu’une telle disposition pourrait engendrer, le législateur a strictement encadré le recours à l’article L. 145-38. Il a donc mis en place d’exigeants critères pour l’application de l’article L. 145-38, afin d’éviter d’incessantes demandes de modification de loyer durant la vie du bail, créant ainsi une ligne de défense contre l’insécurité contractuelle.
Pour qu’une demande de révision du loyer sur le fondement de l’article L. 145-38 prospère, il faut tout d’abord qu’une période de trois ans se soit écoulée depuis la dernière fixation du loyer (que ce soit la fixation d’origine, ou toute fixation postérieure). Le législateur a créé ce délai de carence pour éviter l’accumulation des demandes de révision. Passé ce délai, il faut que le demandeur à la révision justifie d’éléments précis s’il souhaite que son loyer soit fixé à la valeur locative, à savoir (i) une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité, (ii) cette modification devant par ailleurs avoir entrainé par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative.
1) Le demandeur doit démontrer qu’il existe, depuis la dernière fixation du loyer, des modifications matérielles des facteurs locaux de commercialité. L’article R. 145-6 du Code de commerce définit les facteurs locaux de commercialité en fonction de l’importance de la ville, du quartier, de la rue où est situé le local, du lieu de son implantation, de la répartition des diverses activités dans le voisinage, des moyens de transport, de l’attrait particulier que peut présenter l’emplacement pour l’activité considérée. Les exemples classiques de modification matérielle des facteurs locaux de commercialité sont : la création de nouveaux immeubles, de parking, etc. La où les modifications matérielles doivent être intervenues entre la dernière fixation du loyer et la demande de révision (1).
2) Le demandeur doit en outre démontrer que ces modifications ont eu pour effet direct de faire évoluer, à la hausse ou à la baisse, la valeur locative des locaux de plus de 10 % par rapport à celle effective lors de la dernière fixation du loyer. Il faut alors, selon l’article L. 145-38, qu’il y ait un lien de causalité entre la modification matérielle évoquée et la variation de la valeur locative (2). La modification matérielle des facteurs locaux de commercialité doit être la cause exclusive de la variation de la valeur locative, à l’exclusion de tout autre facteur, telle que la conjoncture économique par exemple.
Ces deux conditions posées par le législateur ont le même objectif que le délai de carence, c’est-à-dire éviter des demandes de révision intempestives. En effet, ces conditions sont difficiles à démontrer, pour ne pas dire draconiennes. Si la demande est formée trois ans et un jour depuis la dernière fixation du loyer, même dans l’hypothèse de modifications matérielles des facteurs locaux de commercialité, il sera difficile de démontrer que la valeur locative a évolué de plus de 10 % en si peu de temps.
La demande a plus de chance de prospérer sur des périodes plus longues. Dans la décision commentée, le locataire a sollicité le juge des loyers du tribunal judiciaire de Nancy pour voir son loyer révisé, un peu plus de trois ans seulement après la prise d’effet du bail.
II. L’EFFONDREMENT DE LA LIGNE DE DÉFENSE
En l’espèce, la société SG Nancy Distribution (enseigne Søstrene Grene), a loué un local commercial situé place Maginot, à Nancy, pour un loyer annuel de 85.000 euros. Le bail a pris effet le 1er juillet 2018. Le preneur a sollicité la révision de son loyer à la baisse le 23 juillet 2021, soit trois ans et vingt-deux jours après la prise d’effet de son bail. Il a assigné son bailleur, la société Immorente, devant le juge des loyers afin de faire fixer son loyer à la somme de 45.000 euros, en application de l’article L. 145-38 du Code de commerce.
Le juge a d’abord vérifié que le délai triennal avait été respecté, ce qui était le cas (tout juste !). Il rappelle ensuite les dispositions de l’article L. 145-38 avant de l’appliquer in concreto. Il analyse les modifications des facteurs locaux de commercialité, faisant état des «modifications dans l’environnement du quartier» avec la fermeture de commerces, notamment de l’enseigne Vapiano, adresse mitoyenne à celle du locataire et une baisse du nombre d’usagers des transports en commun.
Le juge estime que le bailleur fait lui-même état de modifications des facteurs locaux de commercialité en alléguant de l’ouverture de boutiques dans le quartier. Les deux parties font donc état de modifications et le juge en conclut fermement que «le loyer du bail révisé sera donc déplafonné et fixé à la valeur locative» !
La messe est dite. Tant pis pour le caractère matériel des modifications des facteurs locaux de commercialité, qui n’est pas étudié. Ce caractère matériel avait pourtant fait couler beaucoup d’encre par le passé (s’agit-il des mêmes modifications «notables» prévues à l’article L. 145-34 ? La cour d’appel de Paris a considéré que la modification matérielle «implique une transformation concrète et non une simple évolution naturelle d’un élément de commercialité») (3).
Et la deuxième condition de l’article L. 145-38 alors (et surtout) ?
Elle est passée à la trappe. Il n’a absolument pas été recherché si les modifications évoquées ont entraîné, par elles-mêmes, une modification de plus de 10 % de la valeur locative.
La valeur locative et sa variation ne sont pas évoquées pour l’application de l’article L. 145-38. Le juge des loyers indique donc que le loyer doit être révisé et fixé à la valeur locative, puis désigne un expert pour estimer cette valeur à la date de la demande de révision, alors même que l’une des conditions essentielles pour l’application de l’article L. 145-38 n’est pas vérifiée.
Il n’est pas donné pour mission à l’expert désigné de vérifier la variation de la valeur locative depuis la prise d’effet du bail, puisque le juge considère d’ores et déjà que le loyer doit être révisé et fixé à la valeur locative. On ne peut qu’être déconcerté à la lecture de cette décision qui omet d’appliquer toute la loi.
Il ne s’agit pas ici de nier la qualité du travail du conseil du locataire qui a brillamment défendu sa cliente, et les conditions d’application de l’article L. 145-38 étaient en l’espèce peut être réunies ; mais le fait que la variation de la valeur locative ne soit pas étudiée, ni le lien de cause à effet (ou même laissés à l’appréciation de l’expert désigné) ne manque pas de désoler.
Notes
(1) CA Paris, 8 novembre 1994
(2) Cass., 28 septembre 2004, RG 02/21173
(3) CA Paris, 11 avril 2005, RG° 04/04058
> Lire le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Nancy le 17 novembre 2022
