Par un arrêt du 15 février 2023, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a jugé que : «La cession du droit au bail dans les conditions de l’article L. 145-51 du Code de commerce emporte, malgré une déspécialisation, le maintien du loyer jusqu’au terme du bail. En revanche, elle ne prive pas le bailleur du droit d’invoquer le changement de destination intervenu au cours du bail expiré au soutien d’une demande en fixation du loyer du bail renouvelé. Dès lors, il ne peut être déduit une renonciation de sa part à solliciter le déplafonnement du loyer lors du renouvellement du bail du non-exercice du droit de rachat prioritaire ou de son absence d’opposition en justice à la déspécialisation». Cet arrêt est publié au Bulletin.
Par Me Frédéric Wizmane, avocat au Barreau de Paris, agrégé d’économie-gestion (W Avocats)
1. Le départ à la retraite du locataire : circonstance permettant de déroger à la clause d’activité du bail
Il est constant que dans tout bail commercial, la modification de l’activité stipulée dans le bail requiert l’accord du bailleur. Si le bailleur oppose un refus, le locataire aura toujours la possibilité d’engager une procédure de déspécialisation, soit plénière (article L. 145-48 du Code de commerce (1) : adjonction d’activités différentes) en cas de changement complet d’activité, soit partielle (C. com., art. L. 145-47 du Code de commerce (2) : adjonction d’activités connexes ou complémentaires) en cas d’adjonction d’activités complémentaires à celle qu’il exerce. Toutefois, la loi prévoit des dispositions spécifiques en faveur du locataire commerçant faisant valoir ses droits à la retraite.
L’article L. 145-51 du Code de commerce qui est d’ordre public, dispose ainsi que : «Lorsque le locataire, ayant demandé à bénéficier de ses droits à la retraite du régime social auquel il est affilié, ou ayant été admis au bénéfice d’une pension d’invalidité attribuée par le régime d’assurance invalidité-décès des professions artisanales ou des professions industrielles et commerciales, a signifié à son propriétaire et aux créanciers inscrits sur le fonds de commerce son intention de céder son bail en précisant la nature des activités dont l’exercice est envisagé ainsi que le prix proposé, le bailleur a, dans un délai de deux mois, une priorité de rachat aux conditions fixées dans la signification. A défaut d’usage de ce droit par le bailleur, son accord est réputé acquis si, dans le même délai de deux mois, il n’a pas saisi le tribunal de grande instance. La nature des activités dont l’exercice est envisagé doit être compatible avec la destination, les caractères et la situation de l’immeuble».
La volonté du législateur est de faire primer le droit à la retraite sur la loi des parties résultant des clauses du bail. Il y a lieu de rappeler que le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 est une norme de référence du contrôle de constitutionnalité exercé par le Conseil constitutionnel (décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971). Il en résulte que les droits et libertés qu’il consacre ont valeur constitutionnelle. Ainsi, le Préambule consacre en son 11e alinéa que la Nation «garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence».
La déspécialisation facilite substantiellement la recherche d’un cessionnaire de son droit au bail pour le locataire désirant bénéficier de ses droits à la retraite. Cette disposition spéciale permet ainsi au futur retraité d’accroître ses chances d’obtenir un prix satisfaisant tenant compte de la future activité qui sera exercée par le cessionnaire du droit au bail.
La seule condition posée à la déspécialisation est que «la nature des activités» du cessionnaire du droit au bail soit «compatible avec la destination, les caractères et la situation de l’immeuble». Cette condition n’est pas véritablement restrictive et permet de concilier les intérêts du bailleur, ceux de la copropriété dans lequel se trouve le local commercial et ceux du locataire désirant bénéficier de ses droits à la retraite.
Naturellement, après la signification du locataire, le bailleur disposera d’un délai de deux mois pour faire connaître son intention de racheter prioritairement le bail aux conditions fixées dans la signification. Si ce dernier ne manifeste aucune volonté de rachat et n’intente aucune procédure judiciaire, le bail pourra être cédé aux conditions fixées par l’article L. 145-51 du Code de commerce. En cas de refus injustifié du bailleur à la déspécialisation, une condamnation pour abus de droit peut être prononcée et le bailleur peut être tenu à réparer le dommage subi par le locataire consistant notamment dans la perte de chance de céder son droit au bail.
2. La préservation d’un juste équilibre entre les intérêts du locataire, du cessionnaire et du bailleur
Si l’article L. 145-51 du Code de commerce permet la déspécialisation du fonds de commerce vendu par un locataire ayant demandé à bénéficier de ses droits à la retraite ou ayant été admis au bénéfice d’une pension d’invalidité, le texte reste néanmoins silencieux sur les conditions financières de cette nouvelle location. En effet, la question se pose de savoir si le bailleur peut demander au nouveau locataire, en contrepartie, une indemnité ou une révision du loyer.
Une réponse ministérielle avait dans un premier temps répondu positivement : «L’article 14 de la loi du 30 décembre 1985, s’il a introduit dans le décret du 30 novembre 1953 une nouvelle faculté de changement d’activité au bénéfice du locataire ayant demandé à bénéficier de ses droits à la retraite, n’a en rien modifié les conditions générales pouvant accompagner un tel changement d’activité.
Par conséquent, et sous réserve de l’appréciation souveraine des tribunaux, il semble que, dans l’hypothèse considérée, le bailleur peut faire usage des dispositions de l’article 34-3 du décret du 30 septembre 1953 précité.
Le preneur bénéficie cependant des garanties générales accompagnant l’application de ce texte qui tiennent à la nécessité pour le bailleur d’établir l’existence d’un préjudice lorsqu’il sollicite une indemnisation et à la faculté de contester judiciairement le montant du nouveau loyer.» (JOAN Q, 1er juillet 1991, p. 2596).
Toutefois, la cour d’appel de Paris a jugé le contraire, estimant que dans le cas d’un départ à la retraite, le bailleur ne pouvait pas immédiatement modifier le montant du loyer du nouveau locataire (CA Paris, ch. 16, sect. A, 3 déc. 1991, Agf c/ Sté J. et Jo Antic).
L’arrêt de la Cour de cassation du 15 février 2023 vient apporter une clarification à ce sujet. Dans la présente affaire, des bailleurs louaient un local à bail à usage de commerce de gravures, reliures, encadrements, maroquinerie, décoration ou similaire à une locataire. Le 18 novembre 2010, une société (nouvelle locataire) a signifié aux bailleurs la cession du droit au bail consentie par le locataire initial, avec déspécialisation du bail en application des dispositions de l’article L. 145-51 du Code de commerce.
Les bailleurs ont alors délivré un congé avec offre de renouvellement du bail à compter du 1er juillet 2017 moyennant le paiement d’un loyer fixé selon la valeur locative, puis ont saisi le juge des loyers commerciaux d’une demande en fixation du nouveau loyer. La cour d’appel a jugé que le bailleur peut solliciter la fixation du loyer du bail renouvelé à la valeur locative. Elle a ensuite désigné, avant-dire droit, un expert afin de déterminer la valeur locative des locaux. C’est dans ce contexte que la locataire a formé un pourvoi en cassation.
La Cour de cassation relève que c’est à bon droit que la cour d’appel a jugé que la cession du droit au bail, dans les conditions de l’article L. 145-51 du Code de commerce, emportait, malgré une déspécialisation, le maintien du loyer jusqu’au terme du bail. Toutefois, cela ne prive pas les bailleurs du droit d’invoquer, au soutien de leur demande en fixation du loyer du bail renouvelé, le changement de destination intervenu au cours du bail expiré. Elle énonce que c’est encore à bon droit que la cour d’appel a jugé qu’il ne pouvait être déduit du non-exercice par les bailleurs de leur droit de rachat prioritaire ou de l’absence d’opposition en justice à la déspécialisation, leur renonciation à solliciter, lors du renouvellement du bail, le déplafonnement du loyer.
Cette appréciation est conforme à la jurisprudence constante et restrictive de la Cour de cassation sur la renonciation. La jurisprudence considère en effet que la renonciation à un droit ne se présume pas et ne peut résulter que d’actes manifestant sans équivoque et en connaissance de cause la volonté de renoncer ce qui s’explique par la gravité de cet acte (Cass. Civ. 2e, 10 mars 2005 : Bull. civ. II, n° 68 ; Cass. Crim., 16 mai 2006 : Bull. crim. n° 133 ; D. 2006.2771 ; Cass. Civ. 1re, 3 octobre 2000 : Bull. civ. I, n° 231 ; Cass. com., 22 janvier 2008, n° 06-21160 ; RTD civ. 2008, p. 294, obs. B. Fages ; v. également Cass. civ. 3e, 27 septembre 2006, n° 05-13598, Bull. III, n° 190 ; Cass. soc., 20 janvier 2010, n° 08-43287).
«La renonciation à un droit ne se présume pas et ne peut résulter que d’actes manifestant sans équivoque la volonté d’y renoncer». (Cass. Com., 10 mai 2000 n° 97-13.907 ; Cass. civ. 2e, 5 mars 2020 n° 19-10.371).
Cet arrêt de la Cour de cassation est pertinent et préserve là encore les intérêts en présence :
– L’acquéreur du droit au bail bénéficie d’un loyer prévisible jusqu’au terme du contrat ce qui favorise la cession par le locataire qui part à la retraite. Le bailleur ne peut donc solliciter un déplafonnement du loyer dès la cession du bail avec déspécialisation. Cette solution est heureuse car à défaut, cela aurait pu nuire à l’objectif premier de l’article L. 145-51 du Code de commerce à savoir, favoriser le départ à la retraite du locataire.
– Le bailleur peut solliciter le déplafonnement une fois le bail arrivé à son terme. Une solution contraire aurait constitué une exception non prévue par la loi au droit du bailleur de faire fixer le loyer renouvelé à la valeur locative conformément aux dispositions des articles L. 145-33 et L. 145-34 du Code de commerce.
En outre, les dispositions de l’article L. 145-51 du Code de commerce visent à favoriser le locataire qui part à la retraite et non le cessionnaire du droit au bail.
Enfin, la Cour de cassation juge que la cour d’appel a fait une exacte application du droit en rappelant que la «propriété commerciale» du preneur d’un bail commercial, protégée par l’article 1er du premier Protocole additionnel à la Cesdh, s’entend du droit au renouvellement du bail commercial consacré par les articles L. 145-8 à L. 145-30 du Code de commerce. Qu’ainsi, lorsqu’un litige ne concerne que le prix du loyer du bail renouvelé cela n’entre pas dans le champ de cette protection.
La Cour de cassation a ainsi préservé un juste équilibre entre les intérêts en présence.
Notes
(1) «Le locataire peut, sur sa demande, être autorisé à exercer dans les lieux loués une ou plusieurs activités différentes de celles prévues au bail, eu égard à la conjoncture économique et aux nécessités de l’organisation rationnelle de la distribution, lorsque ces activités sont compatibles avec la destination, les caractères et la situation de l’immeuble ou de l’ensemble immobilier. Toutefois, le premier locataire d’un local compris dans un ensemble constituant une unité commerciale définie par un programme de construction ne peut se prévaloir de cette faculté pendant un délai de neuf ans à compter de la date de son entrée en jouissance.»
(2) «Le locataire peut adjoindre à l’activité prévue a u bail des activités connexes ou complémentaires. A cette fin, il doit faire connaître son intention au propriétaire par acte extrajudiciaire ou par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, en indiquant les activités dont l’exercice est envisagé. Cette formalité vaut mise en demeure du propriétaire de faire connaître dans un délai de deux mois, à peine de déchéance, s’il conteste le caractère connexe ou complémenta ire de ces activités. En cas de contestation, le tribunal judiciaire, saisi par la partie la plus diligente, se prononce en fonction notamment de l’évolution des usages commerciaux. Lors de la première révision triennale suivant la notification visée à l’alinéa précédent, il peut, par dérogation aux dispositions de l’article L. 145-38, être tenu compte, pour la fixation du loyer , des activités commerciales adjointes, si celles-ci ont entraîné par elles-mêmes une modification de la valeur locative des lieux loués.»
> Lire l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 15 février 2023
