Expulser, c’est bien joli. Mais si le commandement est annulé, il faut payer ! L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 25 janvier rappelle le risque pris par la Sci Span qui avait chassé l’exploitant de l’hôtel-restaurant-réception des 4 Chênes, à Pontault-Combault. Une procédure parallèle ayant conclu à l’annulation des commandements, le bailleur voit l’indemnité d’éviction augmentée d’un préjudice d’exploitation. Montant de l’addition : 2,43 millions !
Par Me Gilles Hittinger-Roux, avocat-associé (H&B Associés)
Pour un commerçant, pour le directeur immobilier d’une enseigne, il paraît difficile d’espérer «dans la justice des baux commerciaux». Force est de constater que la Cour de cassation comme les cours d’appel paraissent plutôt sourdes aux difficultés que connaît le commerce. Les arrêts du 30 juin 2022, portant sur les loyers Covid, ne peuvent pas être acceptés. Ces décisions sont contraires à une justice distributive, qui aurait été celle du partage du risque.
A cet égard, les bailleurs et leurs conseils ont été plutôt discrets quant à leur succès. Il est certain que le ministère de l’Economie et des Finances s’est largement appuyé sur l’un des plateaux de la balance de la justice. Une nouvelle fois, les magistrats n’ont pas compris le fonctionnement des centres commerciaux, à savoir la gestion des flux. Ainsi, a minima, la fréquentation de ces galeries a baissé de 5 %, dans certains cas de près de 40 %.
Pour autant, les bailleurs ne sont pas responsables et tant pis pour ceux qui sont dorénavant à la recherche de clients puisqu’il n’existe plus de chalands. Les décisions sur le centre commercial Le Millénaire nécessiteraient, de la part des juges, une visite du mall ; bien plus qu’une relecture des clauses du bail. Certains cœurs de ville comme certaines artères parisiennes (Victor-Hugo, Rennes, Rivoli) sont progressivement désertées. Cependant, les demandes de révision, fondées sur l’article L. 145-38 du Code de commerce, ne dépassent pas le stade d’une assignation.
Les indexations, telles que calculées par l’Insee, ne reflètent plus la vie économique du commerce. Même les accords, qui peuvent être trouvés par les différentes fédérations, n’évitent pas un cheminement jusqu’au tribunal de commerce pour un redressement ou une liquidation. Quelques solutions sont obtenues grâce à des médiateurs et aux femmes et hommes de bonne foi. Dans ce marasme économique et juridique, l’arrêt de Cassation du 25 janvier 2023 laisse quelques espoirs.
I. L’USURPATION DU TEMPS
L’affaire traitée par les magistrats du 5, Quai de l’Horloge est d’une banalité déconcertante pour les praticiens du prétoire (1). Une Sci avait donné à bail des locaux à usage d’hôtel, bar-restaurant et organisation de réception.
Pour des motifs plus que contestables, le propriétaire a saisi le juge de référés, a obtenu l’acquisition de la clause résolutoire et a immédiatement expulsé son locataire. La cour d’appel a infirmé l’ordonnance le 20 septembre 2018.
Aussi, compte tenu de cette décision favorable, le locataire a assigné en annulation des commandements et du procès-verbal d’expulsion.
Particulièrement bien conseillé, il a été demandé la réintégration et l’indemnisation des préjudices subis en conséquence de son expulsion. La Cour de cassation a suivi le raisonnement sur le fondement de l’article L. 111-10 du Code de procédures civiles d’exécution et les articles L. 145-14 et L. 145-28 du Code de commerce : «Si la décision de justice, titre en vertu duquel l’exécution est poursuivie aux risques du créancier, est ultérieurement modifiée, le créancier rétablit le débiteur dans ses droits en nature ou par équivalent et, des deux derniers, que le locataire évincé, qui peut prétendre au paiement d’une indemnité d’éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement du bail commercial, a droit jusqu’au paiement de cette indemnité au maintien dans les lieux, aux conditions et clauses du contrat de bail expiré».
Cette décision est dorénavant devant la cour d’appel pour fixer le montant du préjudice, dont peut se prévaloir le locataire. L’élément essentiel pour l’avenir réside dans le fait que les bailleurs lorsqu’ils décident d’expulser, peuvent se trouver en risques. Trop souvent, des méthodes très expéditives sont utilisées par les foncières afin de s’assurer que le locataire ne pourra poursuivre son exploitation et ses engagements financiers.
Les expulsions de ce type se suivent par un redressement judiciaire ou une liquidation, avec fréquemment des appels de caution auprès du dirigeant. C’est ce qu’a connu le locataire puisque la procédure a été initiée par le mandataire liquidateur. Grace à la pugnacité et à la ténacité de la gérance, cette affaire a été menée jusqu’à la Cour de cassation. Le temps des procédures est donc l’alpha et l’oméga du risque que devra intégrer le bailleur dans l’hypothèse où ce dernier fera exécuter une première décision.
II. LES CYCLES DU TEMPS
1. Les commandements de mauvaise foi
Le bailleur qui veut «se débarrasser» de son locataire, trouve toute sorte de griefs pour obtenir l’application de la clause résolutoire. Les recueils de jurisprudence en sont légion et vraisemblablement l’un des meilleurs exemples est celui du commandement délivré immédiatement après la fin du premier confinement.
Dès le 11 mai 2020, alors que l’économie française s’était arrêtée, sans état d’âme, nombreux sont les propriétaires qui ont fait délivrer des commandements visant la clause résolutoire. En cette période, personne n’était à même de connaître l’issue de ce contentieux. Les juges n’avaient jamais été confrontés à ce type de situation.
D’une manière générale, dans l’hypothèse où les magistrats ne font pas droit aux demandes des propriétaires, ils les condamnent «au pire» à 2.000 ou 3.000 euros. Pour un locataire, même s’il obtient l’abandon de la procédure à son encontre, les conséquences sont nettement plus graves. La délivrance d’un commandement est nécessairement accompagnée d’une dénonciation des créanciers.
Ainsi, le commerçant, qui a emprunté pour financer son commerce, sera forcément interrogé par son banquier sur les motifs et l’issue de ladite procédure. Dès lors, sa ligne de crédit sera gelée ou mise en réserve. Or, en cette période de crise où nombreuses sont les enseignes en difficulté, il est certain que le crédit bancaire sera difficile à conserver. Il en est tout autant pour les crédits fournisseurs.
Les tribunaux se doivent de sanctionner gravement les bailleurs indélicats, afin de mettre un terme à ces procédures qui «tuent» le crédit des sociétés de commerce. De fortes pénalités pourraient dissuader ces querelleurs inconvenants.
2. Les gains putatifs
La Cour de cassation a fait preuve d’une certaine audace, considérant que la privation de la possibilité de poursuivre dans les locaux une activité commerciale jusqu’au paiement d’une indemnité d’éviction, en méconnaissance du droit du locataire au maintien dans les lieux, occasionnant à ce dernier un préjudice qu’il appartient au juge d’évaluer.
L’exercice pour les magistrats sera nécessairement difficile puisqu’il s’agit de se projeter sur un chiffre d’affaires et un résultat comptable qui ne se sont pas réalisés. Si la procédure, initiée par le bailleur, a pour motif le défaut de paiement du loyer, le préjudice sera faible. En effet, le non-paiement du loyer peut se justifier par des pertes structurelles du locataire. Dès lors, l’indemnisation sera réduite à due concurrence des résultats ou des chiffres d’affaires antérieurs.
Cependant, pour d’autres griefs, tels que le non-respect de la clause d’activité, de travaux d’aménagement contestés, une garantie bancaire refusée, des dépenses de charges non justifiées… , les magistrats pourraient aisément retenir la méthodologie dans le cadre d’un congé-refus avec le paiement d’une indemnité d’éviction. Les conséquences seraient bien plus graves pour le bailleur indélicat qui pourrait être condamné sur des montants très importants.
Cette décision présente un caractère prophylactique et dissuasif ; ce qui est nécessairement accueilli avec enthousiasme par les conseils attachés au commerce.
Notes
(1) Cass. Civ ., ch. 3, 25 janvier 2 023, 21-19.089 -Span C/Sci Paris.
> Lire l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 25 janvier 2023
