Quand on n’a pas de tête, il faut avoir des jambes, disait ma grand-mère. C’est pourquoi l’auteur nous conduit dans ce dédale qu’est le renouvellement judiciaire des baux de commerce, procédure si particulière, propre au statut. Les plaideurs ne sont pas à proprement parler des bleus. D’un côté Urw, de l’autre H&M. Pour s’être trompé de procédure, le bailleur se retrouve gros Jean comme devant ; et le locataire renouvelé, sans le doublement du loyer que son logeur demandait. Analyse critique en forme de renouvellement pour les nuls…
Par Me Pascal Jacquot, avocat au Barreau de Paris (Fidal)
Pour avoir oublié cet adage du vieux français (légèrement adapté), le plus grand de tous les bailleurs commerciaux s’est fait punir de la manière la plus petite qui soit : par la seule procédure. Il faut dire que le statut des baux commerciaux organise lui-même un procès bien particulier pour modifier le loyer. On pensait alors faire simple et rapide. Mais, comme souvent, le législateur a fait en réalité compliqué et piégeux… au point qu’un ténor s’est tout récemment fait prendre.
L’article 29 du décret du 30 septembre 1953 aujourd’hui codifié à l’article R. 145-23 du Code de commerce organise cette procédure originale de fixation du loyer autour de deux fondements propres : un juge d’exception, le juge des loyers commerciaux, et des actes de procédure tout aussi spécifiques, les mémoires, lesquels exposent les prétentions des parties. La raison d’une telle particularité est de vouloir laisser les protagonistes gérer eux-mêmes leur litige, pour favoriser, ce qui était novateur à l’époque, leur conciliation. Par conséquent, les mémoires n’ont pas à être formalisés comme des actes d’instance ordinaires puisqu’aucun «dispositif» au sens de l’article 768 du Code de procédure civile n’est notamment exigé. Surtout : ils sont échangés directement entre les parties, indépendamment du juge, lequel ne peut pourtant pas être saisi, tant qu’un mémoire n’est pas préalablement régularisé par lettre recommandée avec demande d’accusé de réception.
Le mémoire est ainsi indispensable, puisque, sans lui, aucun acte de cette procédure n’est recevable, et original, puisqu’il ne remplace pas ces assignations et conclusions qui restent nécessaires, y compris devant ce juge ad’hoc.
Cette nature hybride du mémoire, à la fois processuelle et «hors procédure», explique qu’il ait fallu un texte spécial, l’article 33 alinéa 2 du décret du 30 septembre 1953 toujours pas abrogé, pour dire clairement que le mémoire interrompt la prescription. En effet, seul un vrai acte de procédure a, par définition, ce caractère interruptif et on ne sait pas si le mémoire en est vraiment un. En posant donc cette solution radicale, le 3 juillet 1972, le législateur pensait certainement avoir définitivement réglé la question, question qui pourtant ressurgit près de cinquante ans plus tard à l’occasion d’une affaire opposant une filiale d’Unibail-Rodamco-Westfield, la société Uni-Commerces, à la fameuse marque de prêt-à-porter H&M, la société Hennes&Mauritz.
Les faits sont au départ banals : un bail de centre commercial de 12 ans qui prend fin et un congé avec offre de renouvellement et proposition d’une augmentation de loyer à effet du 1er avril 2014. Le 21 mai 2014, H&M accepte le principe du renouvellement et formule une contre-proposition sur le loyer. Faute d’accord, la bailleresse notifie son mémoire le 30 mars 2016 et assigne sa locataire le 14 mars 2018. En principe, le mémoire du 30 mars 2016 a interrompu le délai de prescription de 2 ans qui expirait sinon le 1er avril 2016 et a ainsi fait courir un nouveau délai de 2 ans s’achevant le 30 mars 2018, de sorte que l’assignation du 14 mars précédent a été délivrée dans les délais.
Seulement, l’avocat de la bailleresse ne va pas, après ce mémoire, saisir le juge des loyers commerciaux, mais le tribunal judiciaire. La raison est qu’il y a en l’occurrence un débat sur la possibilité même pour elle d’agir, dans la mesure où nous sommes ici en présence d’une clause de loyer variable, autrement appelée «clause recettes» ou clause de «loyer binaire». On sait effectivement depuis le fameux arrêt Théâtre Saint-Georges qu’une telle clause, partiellement assise sur le chiffre d’affaires du preneur et usuelle en centre commercial, échappe en principe au juge des loyers commerciaux et aux dispositions du statut, car il s’agit d’un mode de détermination du loyer, et non d’un montant fixe. Or, le juge des loyers commerciaux n’est compétent que pour fixer le montant du loyer, et uniquement dans ce cadre statutaire. L’article R. 145-23 susvisé nous dit précisément que toutes les autres contestations doivent être portées devant le tribunal judiciaire, qui peut lui, «accessoirement», se prononcer sur le montant de ce loyer.
En l’espèce, l’application du statut lui-même étant contestée par le preneur, le juge des loyers commerciaux, s’il avait été saisi, se serait vraisemblablement estimé incompétent pour trancher et aurait alors renvoyé l’affaire devant le tribunal judiciaire. Cette issue était d’autant plus probable qu’une jurisprudence constante estime que le juge des loyers ne doit même pas apprécier si les contestations opposées sont sérieuses ou pas, pour se dessaisir au profit du tribunal judiciaire (Cass. 3e civ., 24 février 1999, n° 97-14536, Ajdi 2000, 318, obs. Blatter ; Cass. 3e civ. , 7 juillet 2016, n° 15-15173, etc. ). C’est donc avec une certaine logique que l’avocat d’Urw, spécialiste notoire du statut des baux commerciaux, a saisi directement le tribunal judiciaire ; lequel peut, rappelons-le, accessoirement fixer le loyer, sans être tenu quant à lui de renvoyer cette question devant le juge des loyers commerciaux.
Mais, le tribunal de Bobigny, puis la cour d’appel de Paris et enfin la Cour de cassation vont tous en décider autrement, en jugeant son action irrecevable. En effet, ces juridictions successives ont estimé que son mémoire était interruptif de prescription uniquement pour cette procédure spéciale devant le juge des loyers commerciaux, mais pas pour la procédure de droit commun initiée en l’occurrence. La solution part du constat que la procédure spéciale sur mémoire ne s’applique pas lorsque le tribunal judiciaire est saisi, et ce, même pour une demande en fixation du loyer statutaire formulée à titre accessoire (Cass. 3e civ., 23 mai 2013, n° 12-14.009, Loyers et copropriété 2013, c. 209, obs. Chavance). En dehors de cette procédure propre au juge des loyers commerciaux, le mémoire, alors inutile, ne peut pas interrompre, puisqu’il n’est pas cité par les articles 2240 et suivants du Code civil comme un acte interruptif de prescription. Or, la seule «demande en justice» visée par l’article 2241 du Code civil est ici l’assignation devant le tribunal du 14 mars 2018, laquelle est intervenue plus de deux ans à compter de la date de renouvellement du bail, le 1er avril 2014. Par conséquent, l’action étant prescrite, le bail de H&M a été définitivement renouvelé sans le doublement du loyer espéré par la bailleresse. Le raisonnement est implacable. Point final.
Tous les commentateurs ont approuvé sans discussion cette réponse inédite et tout aussi unanime des juges. A mon sens, elle n’est pourtant pas aussi évidente et justifiée que cette harmonie pourrait le faire croire. En effet, l’expression «demande en justice» employée par l’article 2241 du Code civil est volontairement une expression large, qui vise, par définition, tout acte par lequel une personne soumet ses prétentions au juge. Or, l’objet du mémoire est précisément d’exposer ces prétentions (l’article R. 145-25 du Code de commerce, qui détaille le contenu du mémoire, est on ne peut plus explicite). De plus, ce n’est pas l’assignation (ou tout autre acte de procédure) qui soumet ces demandes au juge, mais justement ce mémoire (l’article R. 145-29 du Code de commerce interdisant même aux parties et à leurs avocats de présenter au juge d’autres prétentions que celles figurant dans leurs mémoires). Certes, ce dernier effet du mémoire est propre à la procédure devant le juge des loyers commerciaux, mais le juge de droit commun doit aussi respecter la volonté des rédacteurs du statut de faire du mémoire le seul acte formulant les prétentions de parties. Parties qui doivent en principe ne saisir le juge, quel qu’il soit, qu’en cas de désaccord persistant entre elles.
Assimiler de ce fait la demande en justice avec la saisine effective du juge ne correspond certainement pas à la volonté du législateur de 2008, lequel en réformant les causes d’interruption de la prescription, voulait au contraire privilégier la prise d’initiative du plaideur et donc l’exposé de ses prétentions. Au demeurant, une telle assimilation entre assignation et saisine du juge est inexacte sur le plan processuel strict, puisque le juge de droit commun n’est saisi que par le placement de l’assignation au greffe et non par sa délivrance seule. Or, c’est bien la signification de l’assignation qui interrompt en droit commun la prescription et non son dépôt au greffe du tribunal, qui est ici totalement indifférent. A l’évidence, les juges oublient par là même cette règle fondamentale de tout procès civil selon laquelle ce sont les plaideurs qui mènent la procédure, et non pas eux, même si cela leur déplait souvent.
D’autre part, lorsque l’article 33 dispose que le mémoire interrompt la prescription, il n’y pose aucune condition et notamment pas la saisine du juge. Or, là aussi par définition, l’interruption d’une prescription est un fait instantané qui efface le temps déjà accompli et fait courir un nouveau délai de même durée (article 2231 du Code civil). Par conséquent, l’article 33 fait à lui seul automatiquement courir un nouveau délai de 2 ans à compter de la notification du mémoire, indépendamment de toute saisine d’un éventuel juge. Il suffit d’ailleurs de notifier un nouveau mémoire pour interrompre à nouveau ce délai, même s’il n’y a pas eu entre-temps de saisine du juge (CA Lyon, 10 sept. 2003, Loyers et Copropriété 2003, c. 189, obs. Brault ; CA Paris, 13 déc. 2006, Administrer 02/2007, p. 35, obs. Lipman-Boccara). En imposant que ce soit le juge des loyers commerciaux qui soit ultérieurement saisi, cette jurisprudence pose une condition que l’article 33 n’exige pas et va ainsi sérieusement compliquer la tâche de tout plaideur.
Ainsi, dès que l’une des parties aura notifié un mémoire, elle devra obligatoirement saisir le juge des loyers commerciaux, et lui seul, sauf à prendre le risque de voir son action déclarée ultérieurement prescrite. Mais, ce faisant, il suffira alors à l’autre partie de soulever une difficulté quelconque excédant la seule question du montant du loyer, comme la surface mentionnée au bail ou la date d’effet du renouvellement, pour obliger le demandeur à solliciter un sursis à statuer et à saisir en sus le tribunal de droit commun pour qu’il statue préalablement sur cette complication.
A l’inverse, si le demandeur anticipe une telle difficulté et saisit directement le tribunal judiciaire, sans notifier de mémoire, le défendeur ne manquera pas de lui opposer l’incompétence de ce tribunal au profit du juge des loyers commerciaux puisque son action tendra à voir fixer le loyer.
En opérant une frontière entièrement étanche entre les deux procédures, la procédure spéciale interrompue par le seul mémoire et la procédure commune interrompue par la seule assignation, cet arrêt va multiplier les instances, encore davantage complexifier le procès et allonger les délais, au détriment de tous les futurs plaideurs. Même si cette décision peut s’entendre sur le plan hiérarchique des textes, il est en revanche certain que telle n’était pas la volonté, tant des rédacteurs du statut en instituant cette procédure particulière sur mémoires que du législateur en réformant en 2008 la prescription extinctive.
> Lire l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 25 janvier 2023
