Si, en matière de renouvellement, les valeurs alentours servent de comparaison, il convient qu’elles répondent aux mêmes principes. Faute de quoi cela revient à mélanger des choux et des carottes. C’est en tout cas ce qu’estime Me Mickaël Cohen-Trumer. Ce spécialiste de l’immobilier de commerce s’interroge à la fois sur l’arrêt de la cour d’appel d’Amiens qui avait abattu 5 % du loyer pour cause de charges exorbitantes en principe à la charge du propriétaire, taxe foncière, travaux de conformité, assurance bailleur, frais de gérance, pesant sur La Halle ; et sur le rejet du pourvoi en Cassation formé par la Sci Opale. Car si cette dernière applique le Code de commerce dans ses articles 145-2 à 145-8 établissant les critères de références, elle oublie de comparer ce qui est comparable, estime notre avocat… Un débat lourd de conséquences pour le locataire et le bailleur ; qui s’appuie au départ sur le rapport amiable d’un expert… oubliant de mentionner ces différences ou absence de différences entre les contrats considérés !
Par Me Mickaël Cohen-Trumer, avocat à la Cour (Cabinet Cohen-Trumer)
Dans un arrêt du 24 novembre 2021, la 3e chambre civile de la Cour de cassation a approuvé la cour d’appel d’Amiens d’avoir pratiqué un abattement de 5 % sur la valeur locative en raison de diverses charges refacturées par le bailleur au preneur dans les termes suivants : «Ayant relevé que l’impôt foncier, les travaux de mise en conformité, l’assurance souscrite par le bailleur et les frais de gérance avaient été mis contractuellement à la charge du locataire, la cour d’appel qui a retenu, à bon droit, que, les obligations incombant normalement au bailleur, dont celui-ci se serait déchargé sur le preneur sans contrepartie constituent un facteur de diminution de la valeur locative, a souverainement évalué le montant auquel devait être fixé le loyer du bail renouvelé». (Cass. 3e Civ, 24 novembre 2021, RG 20-21.570)
Cet arrêt, de rejet, vient s’ajouter à la liste déjà bien fournie des décisions concernant l’application ou non d’un abattement en raison des charges qui incombent normalement au bailleur mais qui sont refacturées par ce dernier au preneur en vertu du bail (communément appelées charges exorbitantes), tels que la taxe foncière, les frais d’assurance du bailleur, les frais de gestion, etc. La décision commentée rappelle, comme les décisions précédentes sur ce sujet, que les juges du fond apprécient souverainement le montant du loyer du bail renouvelé.
Mais les juges du fond doivent-ils appliquer un abattement en raison des charges exorbitantes, si les locataires de références paient exactement les mêmes charges ? La réponse de la Cour de cassation effectue une variation pendulaire et il faut espérer que l’horloge ne s’est pas arrêtée de fonctionner. En effet, après deux arrêts inverses, l’arrêt commenté fait suite à une décision du 8 avril 2021 dans laquelle la Cour de cassation avait sanctionné une cour d’appel pour ne pas avoir pratiqué d’abattement en raison des grosses réparations et de la taxe foncière refacturées au preneur. (Cass. 3e civ., 8 avril 2021, RG 19-23.183).
Pourtant, tant l’analyse des textes légaux (I) qu’un raisonnement arithmétique simple (II) permettent de regretter les deux dernières décisions rendues.
I. Comment le législateur a-t-il approché la détermination de la valeur locative ?
L’article L. 145-33 du Code de commerce précise que la valeur locative doit être recherchée en considération de cinq éléments : les caractéristiques du local considéré, la destination des lieux, les obligations respectives des parties, les facteurs locaux de commercialité et les prix couramment pratiqués dans le voisinage (repris aux articles R. 145-2 à R. 145-8). Pour rejeter le pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel d’Amiens, la Cour de cassation s’est basée, dans son arrêt du 24 novembre 2021, sur l’article R. 145-8, en reprenant sa prose pour approuver la cour d’appel d’avoir pratiquer un abattement en raison des charges exorbitante.
Mais si la Cour de cassation impose l’application de la loi lorsqu’il s’agit de l’article R. 145-8, ce qui ne peut pas lui être reproché, ne verrait-elle à l’inverse aucun inconvénient à refuser d’appliquer l’article R. 145-7, qui était pourtant visé par le bailleur dans son pourvoi ? Cet article R. 145-7 pose le principe qui pourrait être résumé par : «Il convient de comparer ce qui est comparable» : les loyers utilisés comme références doivent être corrigés en raison des différences quant à leurs modalités de fixation.
C’est pourtant en s’appuyant sur cet article que la Cour de cassation avait, dans son arrêt également de rejet du 16 mars 2017, approuvé une cour d’appel de ne pas avoir pratiqué d’abattement en raison de la refacturation de la taxe foncière au preneur, écartant ainsi l’application de l’article R. 145-8, puisque les locataires de référence payaient également cette taxe foncière. (Cass. 3e civ., 16 mars 2017, RG 16-11.972). Il en va de même dans la décision de la Cour de cassation du 20 décembre 2018, dans laquelle la Cour suprême avait cassé l’arrêt d’appel en lui reprochant de ne pas avoir recherché, comme il lui était demandé, si dans les baux de référence, la taxe foncière n’était pas également supportée par le preneur. (Cass. 3e civ., 20 décembre 2018, RG 17-27.654)
Ces décisions doivent être approuvées puisqu’en vertu de l’article R. 145-7, il convient de tenir compte de charges exorbitantes payées par les locataires de référence pour comprendre dans quelles conditions ils ont négocié leur loyer, et ainsi comparer ce qui est comparable. Une analyse arithmétique simple de la problématique permet de constater que l’abattement n’est pas justifié si les locataires de références paient les mêmes charges.
II. L’analyse arithmétique
La cour d’appel d’Amiens a indiqué dans son arrêt du 16 juillet 2020, confirmé par l’arrêt de la Cour de cassation commenté, que «les éléments de comparaison figurant au rapport d’expertise amiable portant sur le loyer contractuel nominal hors charges à la date d’effet du bail, il ne peut être retenu que la valeur locative des lieux loués doit s’apprécier sans tenir compte de la charge de la taxe foncière, des travaux de mise en conformité, du coût de l’assurance de l’immeuble ou des frais de gestion que le bail fait peser sur la société La Halle alors qu’en application de l’article L. 411-34 du Code de commerce (L. 145-33, il s’agit d’une erreur de plume) les obligations respectives des parties constituent un des paramètres permettant de déterminer la valeur locative ; autrement dit, la valeur locative ne se détermine pas en fonction de la seule moyenne du montant nominal des loyers hors charges des éléments de comparaison».
Les débats en l’espèce n’ont porté que sur un rapport amiable produit par le bailleur. Et les loyers de référence étaient donnés «hors charges». On ignore cependant si les charges des locataires de référence étaient mentionnées par l’expert et c’est là que réside le problème.
La cour d’appel considère que les charges exorbitantes sont nécessairement à prendre en compte dans l’estimation de la valeur locative, appliquant ainsi la loi. Mais ignorant si les preneurs de références payaient également ces charges, elle est dans l’incapacité d’appliquer l’article R. 145-7. Ce qui fait qu’elle n’applique pas l’article L. 145-33 et ne fixe pas le loyer à la valeur locative.
Toute référence pour laquelle il est ignoré quelles charges sont refacturées devrait être écartée. La cour d’appel de Paris avait d’ailleurs refusé de prendre en compte des loyers de locataires de référence ayant payé des droits d’entrée, car le loyer en était forcément minoré par rapport à la valeur locative et ne la représentait pas : «Il convient en effet d’exclure de la comparaison les loyers des locations comportant un droit d’entrée dès lors que d’une part, ces loyers sont généralement fixés à la baisse pour tenir compte précisément de la perception d’un droit d’entrée dont la décapitalisation sur la durée du bail ne permet pas une comparaison utile avec les autres loyers puisqu’il ne constitue pas en principe un complément de loyer et que d’autre part, il n’y a pas eu, en l’espèce, de versement de droit d’entrée.» (Cour d’appel de Paris, 2 décembre 2015, n° 13/19625) Conformément au principe suivant lequel seul ce qui est comparable peut être pris en compte. Toute référence qui n’est pas renseignée quant aux charges refacturées doit être écartée car elle ne permet pas de dire si le loyer de référence a été fixé à la baisse pour cette raison. Et si les charges sont connues, il faut alors majorer d’autant le loyer de référence.
Prenons l’exemple d’un locataire A dont le bail est venu à échéance et dont le loyer du bail renouvelé doit être fixé judiciairement à la valeur locative, et le local mitoyen, exploité par le locataire B, présentant toutes les caractéristiques d’une référence pertinente (configuration du local semblable, activité similaire, date de prise d’effet du bail récente et même commercialité puisque mitoyen). Ce locataire B règle un loyer annuel de 100 et les charges exorbitantes lui sont facturées en sus pour 10, soit 110 payés au total. S’il est pris en compte le seul «loyer contractuel nominal» et qu’il est ensuite déduit 10 pour les charges exorbitantes, pourtant identiques dans les deux cas, du local A, le locataire A règlera un loyer de 90 et au total 100.
Pour annuler cette distorsion, il convient de prendre en compte les charges exorbitantes non seulement pour le local en cause, mais également pour les références et majorer ces dernières des charges exorbitantes. Ou, si le locataire A paie les mêmes charges exorbitantes que le locataire B, ne pas pratiquer d’abattement sur la valeur locative, en raison de ces charges, si les valeurs de référence ne sont pas majorées. Toute autre solution aboutit à refuser d’appliquer la loi, qui prévoit que le loyer doit être fixé à la valeur locative telle qu’appréciée par rapport à des éléments comparables.
La preuve en est simple à rapporter : imaginons que le local A, dont le loyer vient d’être fixé à 90 judiciairement, serve de comparaison l’année suivante pour la détermination judiciaire du loyer d’un locataire C situé à proximité et ayant les mêmes charges exorbitantes : Son loyer sera fixé à 80 si le loyer de référence n’est pas majoré. L’année suivante, le loyer du local D situé à proximité et ayant les mêmes charges sera l’heureux gagnant de la valeur de référence C et verra son loyer fixé à 70, et ainsi de suite.
Pour appréhender la valeur locative conformément à la loi, l’article R. 145-7 du Code de commerce doit être appliqué. Les charges exorbitantes réglées par les locataires de références ne peuvent dès lors pas être niées. Sinon, autant comparer des choux et des carottes.
> Lire également l’arrêt rendu l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 24 novembre 2021
