Le miracle attendu (2) n’aura pas lieu : la loi du 14 février 2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante qui devait sécuriser et simplifier l’entreprise individuelle, a finalement créé un monstre juridique que tout praticien bien avisé – bailleur compris – se doit d’éviter de croiser autant que possible, sauf à s’exposer à d’innombrables difficultés et sources de litiges.
Par Me Pascal Jacquot, avocat au Barreau de Paris (Fidal)
Le 15 mai prochain, tout entrepreneur individuel en exercice se verra doté d’un nouveau patrimoine : un patrimoine professionnel distinct de son patrimoine personnel. A la différence de l’actuelle option pour le régime de l’Entreprise individuelle à responsabilité limitée (3), tout professionnel indépendant bénéficiera de cette séparation des patrimoines, sans déclaration, ni formalité, mais de plein droit (4).
La distinction entre les deux patrimoines reposera uniquement sur le critère des «biens utiles à l’activité», c’est-à-dire servant à la réalisation de l’activité professionnelle. Bien sûr, ce critère ne manquera pas d’être source de difficultés en pratique, puisque de nombreux biens peuvent être utilisés à la fois à titre personnel et à titre professionnel, comme le véhicule ou le domicile où exerce un professionnel libéral (5), sans compter les droits du conjoint sur ces mêmes biens qu’il faudra naturellement prendre en compte nous dit sans plus de précision la loi (6).
De plus, le cloisonnement entre les deux patrimoines n’est pas du tout étanche, alors que la raison même de sa création repose au contraire, sur la volonté de protéger le patrimoine personnel des poursuites des créanciers professionnels, et inversement, de protéger le patrimoine professionnel des créanciers personnels. Or, déjà, en cas d’insuffisance de leur gage, ces créanciers personnels pourront agir sur le patrimoine professionnel, «dans la limite du montant du bénéfice réalisé lors du dernier exercice clos» selon l’expression particulièrement confuse de la loi (7).
Ensuite, les créances professionnelles nées avant le 15 mai 2022 pourront être recouvrées sur le patrimoine personnel (8). De même, les organismes sociaux et fiscaux pourront agir sur les deux patrimoines, à condition toutefois établir les manœuvres frauduleuses ou la violation grave et répétée des obligations fiscales (9). A toutes ces exceptions s’ajoute une renonciation générale ou partielle au cloisonnement du patrimoine professionnel, ce que ne manqueront pas de réclamer les banques et autres créanciers bien informés (10). Et enfin, les sûretés réelles consenties par l’entrepreneur avant le début de son activité conserveront leur effet, quel que soit l’usage du bien (11).
Bref, toutes ces situations distinctes, combinées au manque de clarté de la démarcation entre patrimoine professionnel et personnel, vont assurément créer des conflits entre les créanciers, d’autant plus inextricables et aléatoires que la preuve du caractère professionnel ou non sera entre les mains de leur débiteur.
Mais, c’est surtout lors de la transmission de ce patrimoine professionnel que le bénéfice de cette loi était attendu et qu’en réalité, tout se complique davantage. Là encore, le point de départ du législateur est on ne peut plus simple : soit l’entrepreneur cède un ou plusieurs biens ou créances et alors le régime propre à ce bien ou créance s’applique ; soit l’entrepreneur transmet la totalité de son patrimoine professionnel et il est alors censé bénéficier d’un régime propre, issu des successions et pratiqué par les sociétés, celui de la Transmission universelle de patrimoine (Tup). Ainsi, comme en matière de fusions, le patrimoine professionnel pourra être transféré par une simple publicité (12) et sans l’accord des créanciers, ces derniers pouvant former opposition mais sans pouvoir empêcher le transfert de propriété (13). Tous les éléments du patrimoine sont transférés en bloc, par un seul et même mécanisme, sans avoir à procéder au transfert de chaque élément selon son régime propre (cession de créance, cession de droits, cessions de fonds…). C’est bien ce que dit le nouvel article L. 526-27 du Code de commerce : «le transfert universel de patrimoine emporte cession des droits, biens, obligations et sûretés dont celui-ci est constitué».
Seulement, il ajoute juste après : «Sous réserve de la présente section, les dispositions relatives à la vente, à la donation ou à l’apport en société de biens de toute nature sont applicables, selon le cas. Il en est de même des dispositions légales relatives à la cession de créances, de dettes et de contrat», ce qui est l’antithèse même d’un transfert universel. Prise à la lettre, l’expression «sous réserve de la présente section» laisse entendre qu’il faudrait combiner les règles spécifiques à chaque opération (vente, apport, donation) et à chaque bien (créance, dette, contrat) avec les règles de cette section propres au transfert universel du patrimoine professionnel. Seulement, faute de coordination entre elles, un tel mélange de règles entraîne des difficultés d’application et des formalités à n’en plus finir.
Prenons l’exemple simple de l’apport d’un tel patrimoine professionnel à une Sas. Si ce patrimoine intègre un fonds, qu’il soit commercial, artisanal, libéral ou rural, il faudra purger les droits de préférence (salariés, franchiseurs, bailleurs…) et autres droits de préemption (communes, safer…), purger les inscriptions, faire les formalités Inpi, etc. puisque seules la publicité et les oppositions en matière de cession de fonds de commerce exclusivement, seront régies par les dispositions propres au transfert du patrimoine professionnel (14). Mais si ce patrimoine intègre aussi un immeuble, il faudra suivre le régime de la vente immobilière… avec une purge en principe du droit de préemption urbain (prioritaire ?) mais alors sur quel prix et avec quel effet pour les autres biens, droits et créances ? Enfin, comme ce patrimoine intégrera aussi et nécessairement les dettes et les contrats professionnels, il faudra en plus suivre le régime de la cession de ces dettes et contrats, régime qui suppose l’accord exprès du créancier ou du cocontractant. Or, en cas de refus d’un seul (parmi des dizaines pour ne pas dire des centaines) le transfert dudit patrimoine professionnel sera automatiquement bloqué puisqu’un transfert non intégral est nul de plein droit (15).
Ainsi, le régime édicté pour le transfert de patrimoine professionnel est totalement incohérent puisqu’il prévoit expressément que les opposants (après publicité) ne peuvent pas empêcher le transfert, mais permet qu’un seul abstentionniste le bloque définitivement. De même, avec cette nouvelle loi, le bailleur ne pourra pas interdire la cession du patrimoine professionnel, même si elle n’inclut pas de fonds de commerce (16), mais pourra la refuser, alors même qu’un fonds est transmis. Enfin, le régime entend favoriser l’apport de l’entreprise individuelle à une société soumise à l’impôt sur les sociétés (IS), mais ne permet pas de bénéficier du régime fiscal de faveur empêchant la taxation des plus-values latentes, sauf si l’entrepreneur opte auparavant pour l’IS, ce qui détruit l’intérêt d’un tel apport.
En définitive, le professionnel avisé se gardera bien de vouloir utiliser ce Transfert universel de patrimoine, aussi risqué que coûteux, sur le plan fiscal comme sur le plan des formalités. En n’osant pas franchir le Rubicon d’un véritable Tup comme en ne cloisonnant pas vraiment le patrimoine professionnel du patrimoine personnel, le législateur a enfanté une véritable hydre, monstre voyant pousser deux têtes administratives, là où il pensait en couper une.
Notes
1. Citation extraite d’Oreste d’Euripide (408 avant Jésus-Christ).
2. Voir «2022 : la fin du fonds de commerce ?», Pascal Jacquot, L’Argus de l’Enseigne n° 61, novembre 2021.
3. Le statut d’Eirl disparaît sauf pour les entreprises déjà immatriculées.
4. Sauf exceptions, notamment au profit des administrations fiscales et sociales (nouvel article L. 526-22 du Code de commerce).
5. Un décret à paraître devrait aider à trancher cette question mais parfois le bien lui-même est «insécable». Ainsi, le terrain agricole est à la fois une parcelle, qui peut être un bien personnel, et un droit d’exploiter, qui serait nécessairement professionnel… sans que les deux puissent être isolés l’un de l’autre.
6. Nouvel article L. 526-26 du Code de commerce. Ainsi, l’article 1424 du Code civil oblige d’obtenir l’accord du conjoint pour toute transmission d’un bien commun ou indivis entre les époux.
7. Nouvel article L. 526-22 du Code de commerce alors que beaucoup d’indépendants ne sont pas astreints à la tenue d’une comptabilité et n’ont donc pas de «exercice».
8. Nouvel article L. 526-23 du Code de commerce.
9. Sauf pour l’impôt sur le revenu, les prélèvements sociaux (CSG, CRDS…) ou les taxes foncières où
cette preuve n’a même pas à être fournie (nouvel article L. 526-24 du Code de commerce).
10. Renonciation assortie d’un délai de réflexion de 7 jours qui n’est à l’inverse pas prévue pour les créanciers personnels, ce qui risque de poser des difficultés pour les emprunts personnels qui ne pourront donc pas faire l’objet de sûretés sur des biens professionnels.
11. Nouvel article L. 526-22 alinéa 6 du Code de commerce.
12. Selon des modalités qui seront fixées par décret.
13. La créance étant soit remboursée, soit assortie de nouvelles sûretés, par décision de justice (article L. 526-28 du Code de commerce).
14. Nouveaux articles L. 526-27 et suivants du Code de commerce, l’article L. 529-29 alinéa 3 spécifiant cette dérogation mais seulement pour les cessions de fonds de commerce, ce qui va poser problème pour les autres fonds, car même si l’on considère qu’une publicité «groupée» pourrait suffire, les délais d’opposition et surtout leurs effets ne seraient pas uniformes.
15. Le nouvel article L. 526-30 sanctionne effectivement de nullité tout transfert qui ne porterait pas sur l’intégralité du patrimoine professionnel.
16. Voir Paul Gaiardo «Cession de bail commercial et loi activité professionnelle indépendante» Dalloz Actualités du 2 mars 2022.
