Le fonds de commerce retreint-il la propriété du bailleur ? Oui, mais… pas de façon disproportionnée, considère le Conseil constitutionnel ! Car il permet la poursuite de l’activité du preneur, il ne comprend que la part de la valeur marchande perdue et, dans tous les cas, le bailleur conserve la possibilité de vendre son bien. Circulez ! Encore une fois, le droit et les affaires ne font pas bon ménage, estime le Pr Kenfack.
Par Hugues Kenfack, professeur, doyen honoraire de la faculté de droit de Toulouse
Le droit et les affaires sont-ils réconciliables en matière de baux commerciaux ?
Le droit des baux commerciaux fait partie du droit des affaires : c’est d’abord le droit, mais aussi les affaires. La décision du Conseil constitutionnel du 5 mars 2021 permet de remettre au centre des discussions cette difficile articulation entre le droit et les affaires, avec en lumière la crise sanitaire actuelle.
La question posée par la Cour de cassation s’inscrit dans une affaire dont le contexte est classique. A la suite d’un jugement en date du 17 septembre 2020, le tribunal judiciaire de Paris a transmis à la Cour de cassation, une Qpc reçue le 23 septembre dans une instance mettant en cause un bailleur et son locataire commercial.
Cette question était ainsi formulée : «L’article L. 145-14 du Code de commerce est-il conforme à la Constitution et au bloc de constitutionnalité, précisément au droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, à la liberté contractuelle garantie par l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, à la liberté d’entreprendre protégée par l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, au principe d’égalité garanti par l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 et les articles 1 et 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, et respecte-t-il la compétence réservée à la loi par la Constitution de 1958 ?».
Dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2000-912 du 18 septembre 2000, l’article L. 145-14 du Code de commerce dispose que «le bailleur peut refuser le renouvellement du bail. Toutefois, le bailleur doit, sauf exceptions prévues aux articles L. 145-17 et suivants, payer au locataire évincé une indemnité dite d’éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement.
Cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre». On devine aisément que le montant de l’indemnité d’éviction en cause dans l’affaire justifiait une telle question en ce que l’indemnité était peut-être supérieure à la valeur vénale de l’immeuble lui-même, une telle situation ayant déjà été observée en jurisprudence. Jugée sérieuse par la Cour de cassation, cette question est transmise au juge constitutionnel.
Ainsi, ramené à l’essentiel, il s’agit de savoir si le fait que l’indemnité d’éviction peut dépasser la valeur vénale de l’immeuble est susceptible de porter atteinte au droit de propriété du bailleur. Les attentes étaient grandes. En effet, la réponse du Conseil constitutionnel était très attendue, surtout après la grande déception des praticiens des baux commerciaux après la réponse que ce Conseil avait apportée à la première Qpc transmise par la Cour de cassation en matière de bail commercial et relative à la règle (Ndlr : Pinel) de l’étalement des loyers. Il avait décidé que cette règle n’était pas d’ordre public, les parties ayant la possibilité de l’écarter soit lors de la conclusion du contrat, soit lors du renouvellement (Cons. Const. 7 mai 2020, n° 2020-837 Qpc). Cette fois-ci encore, la décision est surprenante.
Le Conseil constitutionnel reste dans une position classique en décidant que les mots «comprend notamment la valeur marchande déterminée selon les usages de la profession figurant au second alinéa de l’article L. 145-14 du Code de commerce… sont conformes à la constitution». Il rejette préalablement, d’une part, le grief sur l’atteinte disproportionnée au droit de propriété et, d’autre part, la méconnaissance au principe d’égalité devant la loi.
Le Conseil estime que si cet article restreint le droit de propriété du bailleur, l’atteinte n’est pas disproportionnée pour trois raisons.
La première est qu’elle répond à un motif d’intérêt général, permettre la poursuite de son activité par le preneur. La deuxième est que l’indemnité est égale au préjudice que cause au preneur le non renouvellement de son bail. Elle ne comprend que la part de la valeur marchande du fonds de commerce perdue par le locataire. Cette indemnité n’est due que lorsque le locataire a effectivement exploité son fonds de commerce dans des conditions conforme au bail au cours des trois dernières années avant l’expiration du bail. La troisième est que «le bailleur conserve la possibilité de vendre son bien». Rien que pour cette dernière argumentation, cette réponse vaut le commentaire. Certains praticiens n’hésiteront sans doute pas à indiquer que l’angélisme de la décision du 7 mai 2020 continue.
L’enjeu pratique important au centre de cette réponse est de savoir s’il faut réécrire l’article L. 145-14 du Code de commerce, en prévoyant notamment un «plafonnement» de l’indemnité d’éviction pour articuler droit de propriété du bailleur et droit du preneur de continuer son activité ou à défaut d’avoir une indemnité d’éviction juste (Pour un exemple de barème de l’indemnité d’éviction V. le droit belge des baux commerciaux). La décision du 5 mars 2021 ne conduit pas à une réponse positive et l’analyse ne prend absolument pas en compte le contexte des affaires. Certes, le Conseil évite la non réponse selon laquelle, le bailleur dispose, pour échapper au paiement de l’indemnité d’éviction, du droit de repentir, car ce n’est pas vrai dans tous les cas. Mais il ajoute cet argument tout aussi étrange de la possibilité de vendre.
En réalité, il semble bien qu’en droit français des baux commerciaux, pour ce qui concerne les locaux loués à usage commercial industriel ou artisanal, il y aurait deux propriétés : l’une immobilière ou matérielle et l’autre mobilière ou commerciale. Le bailleur a la première et le preneur la seconde. Le problème c’est qu’en définitive, ces deux propriétés reposent sur le même bien. Il y aurait donc deux «propriétés parallèles» avec des valeurs respectives différentes et sans rapport entre elles, ce qui crée un conflit. Un expert a d’ailleurs écrit «qu’il appartient donc au propriétaire-bailleur, avant de louer son bien à usage commercial, d’en apprécier la valeur immobilière et de la comparer à la valeur potentielle de la propriété commerciale qu’il s’apprête à conférer au locataire entrant». (J.-P. Dumur, Lexbase éd. affaires n° 669 du 18 mars 2021)
Est-ce en raison de cela que le juge constitutionnel se hasarde à indiquer que le propriétaire a la possibilité de vendre son bien ? Sur le terrain du droit pur, cette position peut-elle être contestée ? On pourrait ajouter que le bailleur pourra percevoir, du nouveau locataire, un pas-de-porte qui compense partiellement l’indemnité d’éviction qu’il a payée. Mais est-ce là la question ? Comment expliquer à la brave mamie qui a épargné toute sa vie pour acquérir un local à louer en vue de préparer sa retraite qu’elle est «copropriétaire» avec un locataire qui exerce dans les lieux loués une activité commerciale ?
En définitive, le système français des baux commerciaux est unique au monde (Sur l’ensemble de la question, V. sous le dir M-P Dumont et H. Kenfack Droit et Pratique des Baux commerciaux, 2021-2022, 6e éd., Dal-loz Action, 2020). La réconciliation entre le droit et les affaires est-elle assurée par la décision du Conseil constitutionnel qui valide les modalités de calcul du montant de l’indemnité d’éviction ? Mais fallait-il vraiment attendre du Conseil constitutionnel qu’il tranche la question à la place du législateur ? Convient-il de limiter le droit au renouvellement ou uniquement l’indemnité d’éviction ? Malgré la crise sanitaire qui interroge sur son adaptabilité, le village Gaulois du droit des baux commerciaux en France résiste, après plusieurs attaques sur le terrain du droit européen et du droit français : pour combien de temps encore ?
> Lire l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 10 décembre 2020
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Conseil Constutitionnel
Décision n° 202-887
QPC du 5 mars 2021
Sté Compagnie du Grand Hôtel de Malte
Le conseil constitutionnel a été saisi le 11 décembre 2020 par la Cour de cassation (troisième chambre civile, arrêt n° 970 du 10 décembre 2020), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité.
Cette question a été posée pour la société Compagnie du grand hôtel de Malte par Me Carol Aidan et Me Philippe Azouaou, avocats au barreau de Paris.
Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2020-887 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 145-14 du Code de commerce, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2000-912 du 18 septembre 2000 relative à la partie législative du Code de commerce.
Au vu des textes suivants :
– la Constitution ;
– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
– le Code de commerce ;
– l’ordonnance n° 2000-912 du 18 septembre 2000 relative à la partie législative du Code de commerce ;
– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
– les observations présentées pour la société requérante par Me Azouaou, enregistrées le 4 janvier 2021 ; – les observations présentées pour la société Hôtel Malte Opéra, partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par Me Frédéric Descorps-Declère, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
– les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
– les secondes observations présentées pour la société Hôtel Malte Opéra par Me Descorps-Declère, enregistrées le 18 janvier 2021 ;
– les secondes observations présentées pour la société requérante par Me Azouaou, enregistrées le 19 janvier 2021 ;
– les secondes observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
– les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Azouaou pour la société requérante, Me Descorps-Declère pour la société Hôtel Malte Opéra et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 23 février 2021 ; Et après avoir entendu le rapporteur ;
Le conseil constitutionnel s’est fondé sur ce qui suit :
L’article L. 145-14 du Code de commerce, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 18 septembre 2000 mentionnée ci-dessus, prévoit : «Le bailleur peut refuser le renouvellement du bail. Toutefois, le bailleur doit, sauf exceptions prévues aux articles L. 145-17 et suivants, payer au locataire évincé une indemnité dite d’éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement.
«Cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre».
La société requérante reproche à ces dispositions de contraindre le bailleur, lorsqu’il refuse de renouveler un bail commercial, à payer au locataire une indemnité d’éviction qui pourrait atteindre un montant disproportionné. Ce caractère disproportionné résulterait, d’une part, de ce que cette indemnité comprendrait nécessairement la valeur marchande du fonds de commerce quel que soit le préjudice réellement subi par le locataire et, d’autre part, de ce que cette valeur ne serait pas plafonnée. Il en découlerait une atteinte disproportionnée au droit de propriété du bailleur ainsi qu’à la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre.
La société requérante fait également valoir que ces dispositions institueraient une double différence de traitement contraire au principe d’égalité devant la loi. D’une part, en prévoyant que la valeur marchande du fonds de commerce comprise dans l’indemnité d’éviction est déterminée suivant les usages de la profession, ces dispositions introduiraient une différence de traitement injustifiée entre les bailleurs de baux commerciaux selon la nature de l’activité qui est exercée dans leur immeuble.
D’autre part, seuls les baux commerciaux donnent lieu au paiement d’une indemnité d’éviction en cas de refus de renouvellement du bail alors que les autres types de baux, en particulier les baux professionnels, ne donnent pas lieu à un tel paiement.
Enfin, la société requérante soutient que ces dispositions seraient entachées d’incompétence négative faute de préciser suffisamment les règles de détermination de l’indemnité d’éviction.
Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots «comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce déterminée selon les usages de la profession» figurant au second alinéa de l’article L. 145-14 du Code de commerce.
Sur le grief tiré de la méconnaissance du droit de propriété
Il est loisible au législateur d’apporter aux conditions d’exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi.
L’article L. 145-14 du Code de commerce dispose que, dans un bail commercial, le bailleur doit, lorsqu’il décide de ne pas renouveler ce bail, payer au locataire une indemnité d’éviction égale au préjudice que lui cause ce défaut de renouvellement. Les dispositions contestées de ce même article prévoient que cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce déterminée selon les usages de la profession.
Ces dispositions restreignent le droit du bailleur de disposer librement de son bien à l’expiration du bail. Elles portent ainsi atteinte au droit de propriété.
Toutefois, en premier lieu, en prévoyant que le locataire est indemnisé en cas de non renouvellement du bail de l’immeuble ou du local dans lequel il exploite son fonds de commerce, le législateur a souhaité permettre la poursuite de son activité et éviter que la viabilité des entreprises commerciales et artisanales soit compromise. Il a ainsi poursuivi un objectif d’intérêt général.
En deuxième lieu, d’une part, il résulte du premier alinéa de l’article L. 145-14 du Code de commerce que l’indemnité due au locataire évincé est égale au préjudice que lui cause le non renouvellement de son bail. L’indemnité ne comprend donc que la part de la valeur marchande du fonds de commerce perdue par le locataire.
D’autre part, il résulte de l’article L. 145-17 du même code que l’indemnité d’éviction n’est due que lorsque le locataire a effectivement exploité son fonds de commerce dans des conditions conformes au bail au cours des trois années ayant précédé sa date d’expiration.
En dernier lieu, le bailleur conserve la possibilité de vendre son bien ou d’en percevoir un loyer.
Dès lors, les dispositions contestées ne portent pas au droit de propriété une atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi.
Par conséquent, le grief tiré de la méconnaissance du droit de propriété est écarté.
Sur le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant la loi
Selon l’article 6 de la Déclaration de 1789, la loi «doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse». Le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit.
En premier lieu, en prévoyant que la valeur du fonds de commerce comprise dans l’indemnité d’éviction doit être déterminée en fonction des usages de la profession, les dispositions contestées se bornent à préciser les modalités d’évaluation du fonds de commerce et n’instituent aucune différence de traitement.
En second lieu, les parties à un bail commercial sont dans une situation différente des parties à un contrat de location d’un local dans lequel n’est pas exploité un fonds de commerce. Dès lors, la différence de traitement qui résulte de ce que le législateur n’impose que pour un bail commercial le paiement d’une indemnité en cas de refus de renouvellement du bail, qui est en rapport avec l’objet de la loi, ne méconnaît pas le principe d’égalité devant la loi.
Par conséquent, le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant la loi doit être écarté.
Il résulte de ce qui précède que les dispositions contestées, qui ne sont pas entachées d’incompétence négative et ne méconnaissent pas non plus la liberté contractuelle ou la liberté d’entreprendre, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
Le Conseil constitutionnel décide :
Article 1er –Les mots «comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce déterminée selon les usages de la profession» figurant au second alinéa de l’article L. 145-14 du Code de commerce, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2000-912 du 18 septembre 2000 relative à la partie législative du Code de commerce, sont conformes à la Constitution.
Article 2 –Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
