Compte tenu des clauses d’un bail commercial à loyer variable, le juge des loyers commerciaux peut fixer le loyer de renouvellement à la valeur locative de marché et ordonner l’étalement des augmentations.
Par Me Jehan-Denis Barbier, docteur en droit, avocat à la Cour (Barbier-Associés)
Le bail de la société Disney Store France, pour sa boutique du 44, avenue des Champs-Elysées, venait en renouvellement au 1er juillet 2017, et il s’agissait d’en fixer le loyer à la demande du bailleur, la société Gecina. Le jugement rendu le 11 janvier 2021 par la juge des loyers commerciaux du tribunal judiciaire de Paris est riche d’enseignement. La bailleresse demandait un loyer minimum garanti annuel de 7.712.000 €, tandis que la locataire offrait un loyer de 3.049.250 €. Le loyer est finalement fixé à la somme de 4.079.700 € l’an.
Les parties nous pardonneront l’intitulé de ce commentaire, qui ne correspond nullement à leurs personnalités, mais qui caricature seulement, avec une coupable facilité, les fréquentes oppositions judiciaires entre bailleurs et locataires. La juge a pris en considération les clauses du bail (I) pour procéder à l’évaluation et à la fixation du loyer (II).
I. Les clauses du bail
Les règles de droit concernant le loyer de renouvellement ne sont pas d’ordre public, et il est donc possible d’organiser conventionnellement la fixation du loyer du bail renouvelé (sur la question voir J.-D. Barbier et C.-E. Brault, Le statut des baux commerciaux, Lgdj 2020, p. 177). En l’occurrence, la juge des loyers commerciaux a dû apprécier trois clauses : la clause de loyer variable (A), la clause imposant la prise en considération des loyers de marché (B) et une clause relative aux surfaces à prendre en compte pour l’évaluation (C).
A. La clause de loyer variable
Le bail stipulait que le loyer était composé d’un montant fixe de 2.450.000 € et d’un loyer variable additionnel correspondant à la différence entre le loyer de base et 5 % du chiffre d’affaires hors taxes réalisé par le preneur sur la partie du chiffre d’affaires supérieure à 24.500.000 €. Il était stipulé que, lors des renouvellements, «le minimum garanti (serait) alors de convention expresse égal à la valeur locative de marché» et qu’à défaut d’accord entre les parties sur cette valeur locative «celle-ci sera(it) déterminée selon les règles applicables en la matière dans le cadre des articles L. 145-1 et suivants du Code de commerce».
Selon la jurisprudence traditionnelle, les clauses de loyer variable échappaient au statut des baux commerciaux, la fixation du prix n’étant régie que par la convention des parties (voir notamment Cass. 3e civ. 9 septembre 2014, Administrer novembre 2014, p. 28). Cependant, à l’issue d’une longue évolution, et pour tenir compte des clauses prévoyant la fixation du loyer minimum garanti par le juge, la Cour de cassation a finalement admis que ces clauses ne sont pas incompatibles avec le statut des baux commerciaux (voir notre étude : Loyer variable, derniers rebondissements ? Gaz. Pal. 16 juillet 2019, doctr., p. 51).
Ainsi, le juge des loyers commerciaux est désormais compétent pour fixer un loyer minimum garanti et le point n’était d’ailleurs pas contesté dans cette procédure.
B. La clause de loyer de marché
La clause ci-dessus rappelée stipulait que le loyer minimum garanti devait être égal «à la valeur locative de marché». Les propriétaires, qui imposent leurs clauses-types dans les contrats de bail commercial, lesquels sont tous rédigés par les bailleurs eux-mêmes, ont réussi à multiplier ce type de clauses, qui amputent très largement la propriété commerciale. De telles clauses ont néanmoins été jugées valables (voir notre étude : Les inquiétantes conséquences d’une définition contractuelle du loyer en fonction des seuls prix du marché, Gaz. Pal. 29 et 30 juin 2012, p. 9). Cependant, dans la mesure où la clause contractuelle prévoyait la fixation par le juge «dans le cadre des articles L. 145-1 et suivants du Code de commerce», sans contenir «aucune précision sur les critères de détermination de la valeur locative de marché que les parties auraient entendu prendre en compte», comme le relève la juge, cette dernière décide de fixer le loyer de renouvellement «par application notamment des dispositions des articles L. 145-33, L. 145-34, et R. 145-2 à R. 145-8 du Code de commerce», c’est-à-dire en fonction des diverses dispositions relatives à la valeur locative définie par la loi.
La valeur locative de marché, visée par les parties dans le bail, peut être estimée en fonction des prix du marché mais, à défaut de stipulations particulières, en tenant compte des diverses règles statutaires. Si le bail avait comporté une clause excluant expressément les dispositions du Code de commerce, la valeur locative de marché aurait alors pu être fixée sans tenir compte des dispositions légales, mais uniquement selon les éléments qui participent à la formation du prix selon la loi de l’offre et de la demande.
La cour d’appel de Lyon a récemment eu l’occasion de statuer dans un tel cas, en excluant les dispositions des articles L. 145-33 et R. 145-2 et suivants du Code de commerce (CA Lyon, 1re Chambre A, 8 octobre 2020, RG n° 17/08329). Il faut néanmoins considérer deux réalités :
a) D’une part, les prix judiciaires font partie du marché et l’orientent.
b) D’autre part, sur le libre marché, le prix ne se détermine pas tant en fonction des mètres carrés qu’en fonction du chiffre d’affaires potentiel que le locataire espère réaliser.
C. La clause relative aux surfaces
La société locataire avait été autorisée à démolir une partie de la mezzanine pour bénéficier d’un «effet cathédrale», mais il avait été expressément stipulé dans le bail : «Les parties reconnaissent toutefois que le loyer doit être déterminé (…) lors des renouvellements successifs en prenant en compte l’existence de l’entresol comme surface d’exploitation». La question posée était de savoir s’il fallait prendre en compte la surface réelle à la date du renouvellement ou la surface théorique incluant, conformément à cette clause, les mètres carrés de l’entresol qui n’existait pourtant plus.
Certes, en l’absence d’ordre public, la convention des parties est libre. Il a ainsi été jugé qu’une clause fixant contractuellement la surface pondérée des locaux est valable (Cass. 3e civ. 9 avril 2013, n° 12-15002, Gaz. Pal. 2 et 3 août 2013, p. 36). Toutefois, il est gênant de demander à un juge de juger sur la base d’une fiction ou d’une abstraction. On a bien compris que la tendance actuelle de la Cour de cassation, qui idolâtre le contrat, consiste à placer le juge au second plan. Une clause contractuelle qui obligerait le juge à déclarer noir ce qui est blanc serait probablement jugée valable. Nous restons toutefois très réservés sur cette conception de l’institution judiciaire car, dès lors que res judicata pro veritate habetur (la chose jugée est tenue pour vraie), la vérité a une certaine valeur nonobstant toutes les considérations relativistes. Quelles que soient les clauses du bail, il reste encore des choses qui sont ce qu’elles sont et il n’est pas difficile d’admettre certaines réalités : une surface existe ou n’existe pas.
En l’occurrence, soumettant son estimation à la clause contractuelle, la juge prend en compte les surfaces de la mezzanine bien qu’elle n’existe plus. Le locataire devra payer un loyer sur des surfaces inexistantes, mais il serait alors logique que la valeur des surfaces existantes ne prenne pas en compte «l’effet cathédrale», car l’on ne peut pas majorer le prix en considération de la belle configuration des locaux résultant de la suppression de la mezzanine, tout en rajoutant le prix des mètres carrés de la mezzanine inexistante.
II. L’évaluation et la fixation
La juge retient un prix au mètre carré pondéré (A), se prononce sur les majorations ou les abattements (B) et statue enfin sur le lissage du loyer de renouvellement, compte tenu des dispositions de la loi Pinel (C).
A. Le prix
La juge des loyers commerciaux disposait de deux rapports d’experts notoires : M. Patrick Colomer et M. Alain Betaille. La fourchette des prix est assez large.
L’expert judiciaire avait proposé un prix de 8.000 € le mètre carré pondéré. Cependant la société Disney Store France avait elle-même proposé un prix de 9.000 € le mètre carré pondéré, mais sur des surfaces différentes.
La juge des loyers commerciaux retient le prix unitaire de la locataire, soit 9.000 € le mètre carré pondéré.
La décision est un peu sévère, car le prix offert était global et le montant de 9.000 € proposé supposait une surface pondérée plus faible.
On sait qu’en droit quand le locataire réduit son offre initiale, le prix réduit ne peut prendre effet qu’à compter du jour où il l’a notifié (Cass. 3e civ. 23 février 1994, n° 91-21005, Administrer juin 1994, p. 24, notre note), mais l’offre s’entend du prix global, non pas des modalités de calcul. Un prix offert au mètre carré ne peut pas être détaché de la surface pondérée proposée en même temps.
B. Abattements ou majorations
1. Absence de majoration
La société Gecina (propriétaire) n’hésitait pas à soutenir que la valeur locative aurait dû être majorée au motif que le bail ne comportait pas de charges exorbitantes, notamment au titre de l’impôt foncier. Selon cette argumentation, si le bailleur paie son impôt foncier et que le bail ne comporte aucune clause exorbitante, il faudrait alors que le loyer soit majoré d’autant. Une telle prétention est impertinente, puisqu’elle consiste à dire que ce qu’il n’est pas dû doit être payé sous une autre forme.
La demande est évidemment rejetée, les charges exorbitantes devant s’apprécier par rapport à la norme légale (sur la question voir : La déduction des charges exorbitantes, Gaz. Pal. 18 février 2012, doctr., p. 11), même si les propriétaires ont pris l’habitude de penser qu’il est anormal qu’ils payent leurs impôts.
2. Absence d’abattement
La juge des loyers commerciaux refuse de pratiquer un abattement pour tenir compte de l’existence d’une clause de loyer binaire. Pourtant, la Cour de cassation avait admis qu’une clause de loyer variable additionnel devait être considérée comme une modalité particulière de fixation du loyer justifiant un abattement sur la valeur locative (Cass. 3e civ. 3 novembre 2016, n° 15-16826, Administrer novembre 2016, p. 36) et, si elle n’a pas réitéré cette règle dans ses derniers arrêts, il paraît néanmoins admis que les clauses de loyer variable, profitant unilatéralement au bailleur, justifient un abattement de principe (voir par exemple, Tgi Créteil 27 juin 2018, n° 15/00009)
C. Application du lissage
La loi Pinel a introduit une règle nouvelle en cas de déplafonnement : l’augmentation de loyer «ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente». La Cour de cassation, dans un avis du 9 mars 2018, avait curieusement indiqué que cette règle de droit ne devait pas être appliquée par le juge des loyers commerciaux (Cass. 3e civ. 9 mars 2018, avis n° 15004, Administrer juillet 2018, p. 28).
De fait, en l’espèce, la juge des loyers commerciaux ne calcule pas les différents prix successifs en fonction des paliers de 10 %, mais prend soin de préciser, à juste titre, que «le prix du bail renouvelé sera exigible dans les conditions prévues à l’article L. 145-34-4° du Code de commerce».
Ainsi, le loyer minimum garanti ne sera pas dû immédiatement, mais progressivement : le loyer de la première année du renouvellement sera égal au loyer de l’année précédente majoré de 10 % (sur ces calculs, voir J.-D. Barbier et C.-E. Brault, Le statut des baux commerciaux, Lgdj, éd. 2020, p. 199).
> Lire le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Paris le 11 janvier 2021
