Le tour de passe-passe était connu. Le locataire cesse de payer, le bailleur en appelle benoîtement à la clause résolutoire et obtient gain de cause : libre comme l’air, le preneur prend la poudre d’escampette sans bourse délier. Mais la crise de la consommation, bien antérieure à la crise sanitaire, s’invite à diner. Le propriétaire, préférant tout sauf la vacance, prends des risques. Demande en référé le paiement des loyers… et joue avec le feu !
Par Me Catherine Cariou, avocate au Barreau de Paris
Par une décision publiée au Bulletin de la Cour de cassation, la 3e chambre civile a beaucoup ému les bailleurs qui ont pu y voir une injustice flagrante, la Haute Juridiction ayant décidé que le preneur pouvait se prévaloir de son propre défaut de respect de l’échéancier accordé, pour abandonner les lieux loués. Une analyse plus approfondie de la décision permet de vérifier et de clarifier les conditions dans lesquelles un locataire peut se prévaloir de sa propre défaillance dans le paiement de ses loyers et charges, le bailleur étant empêché de faire exécuter le bail.
Revenons tout d’abord sur les faits : la société C&A France était titulaire d’un bail commercial consenti par la société Aéroville pour une durée de dix ans, dont six ans fermes. La clause résolutoire, de façon très classique, était rédigée de telle sorte qu’un mois après un commandement demeuré infructueux, le bail était résilié de plein droit «si bon semble au bailleur». Un commandement visant la clause résolutoire du bail fut délivré le 27 juillet 2015 à la société locataire, qui était ensuite assignée devant le juge des référés pour qu’elle soit condamnée au paiement des loyers impayés et que son expulsion soit ordonnée.
Par une ordonnance du 27 novembre 2015, le juge des référés devait suspendre les effets de l’acquisition de la clause résolutoire du bail, accordant des délais à la société C&A France, avec une clause de déchéance du terme classique.
L’ordonnance de référé était signifiée à la requête du bailleur le 11 décembre 2015 et devait devenir définitive en l’absence d’appel.
La société locataire s’abstenait de régler la première mensualité de l’échéancier fixé par le juge des référés et annonçait à son bailleur le 22 janvier 2016 qu’elle prenait acte de la résiliation définitive du bail, les clefs étant restituées le 3 mars 2016. Le bailleur, qui n’envisageait pas de se trouver confronté à la vacance des lieux, assignait la société locataire en exécution forcée du bail et, subsidiairement, en paiement des loyers et charges jusqu’à la deuxième échéance triennale du bail.
Par sa décision du 29 mai 2019, objet du pourvoi, la cour de Paris avait suivi son argumentation, estimant que le preneur ne pouvait tirer parti d’une clause résolutoire stipulée au seul bénéfice du bailleur, ni se prévaloir de sa propre défaillance pour revendiquer la résiliation du bail. Elle estimait aussi que si la bailleresse avait signifié l’ordonnance de référé pour faire courir les délais de paiement, cela ne manifestait pas son intention de poursuivre l’acquisition de la clause résolutoire du bail et l’expulsion, puisqu’elle n’avait engagé aucun acte d’exécution forcée «de telle sorte qu’elle conservait la liberté de poursuivre ou non, à ses risques et périls, l’exécution du titre provisoire que constituait cette ordonnance».
Cet arrêt est cassé au visa des articles L. 145-41 du Code de commerce, 1134 et 1184 du Code civil et 500 du Code de procédure civile. La troisième chambre civile relève justement qu’en vertu de l’article L. 145-41 du Code de commerce, d’ordre public, les juges saisis d’une demande présentée dans les formes et conditions prévues aux articles 1244-1 à 1244-3 du Code civil, (aujourd’hui 1343-5 du même code) peuvent, en accordant des délais, suspendre les effets de la clause résolutoire lorsque la résiliation n’est pas constatée ou prononcée par une décision de justice passée en force de chose jugée. La clause résolutoire est réputée n’avoir jamais produit ses effets si le locataire se libère dans les conditions fixées par le juge.
Or, l’article 500 du Code de procédure civile prévoit «qu’à force de chose jugée, le jugement n’est susceptible d’aucun recours suspensif d’exécution» : le délai d’appel étant expiré après la signification, l’ordonnance aux termes de laquelle le bail était résilié de plein droit avait bien force de chose jugée.
La Cour de cassation considère dès lors que la cour de Paris a violé les textes susvisés.
La sanction apportée par la 3e chambre civile dans sa décision du 22 octobre 2020 doit tirer la sonnette d’alarme pour les bailleurs : dès lors que la décision de référé suspendant les effets de l’acquisition de la clause résolutoire et accordant des délais a été rendue définitive par la signification, le mécanisme de la résiliation de plein droit est automatique à défaut de respect de l’échéancier accordé, et le bailleur n’a plus aucun moyen d’en empêcher les effets. Le non-respect de l’échéancier entraîne immanquablement la résiliation de plein droit du bail, en vertu de la décision exécutoire, et le locataire peut ainsi s’en prévaloir pour restituer les lieux, libres de toute occupation.
On peut toutefois s’étonner qu’un tel arrêt vise les dispositions de l’ancien article 1134 du Code civil, car la mauvaise foi du preneur était absolument avérée… Plus généralement, il faut constater que, paradoxalement, il peut être dangereux pour le bailleur de systématiquement délivrer commandement visant la clause résolutoire du bail en cas d’impayés de loyers.
Quelle que soit la rédaction de la clause résolutoire, comportant le plus souvent la mention «si bon semble au bailleur», la portée de cette mention a pu être contestée et discutée par les locataires, notamment sous l’angle de la bonne foi (voir notamment 3e civ., 7 juillet 2016, n° 14-22.188 ou, pour une interprétation favorable au bailleur, 3e civ., 27 avril 2017, n° 16-13.625).
Il faut ainsi que les bailleurs se déterminent et arrêtent très tôt leur stratégie :
1) soit ils veulent réellement récupérer les locaux libres de toute occupation, et il leur faut dans ce cas délivrer commandement de payer visant la clause résolutoire du bail, peu important que le preneur en use ensuite pour restituer les clés ;
2) soit ils veulent seulement recouvrer les loyers et charges impayés, sans risquer la vacance des locaux, et ils doivent dans ce cas ne délivrer qu’une simple sommation de payer, éventuellement précédée d’une saisie-conservatoire des comptes bancaires.
En tout cas, si en cours de procédure la situation évolue et que le bailleur veut finalement éviter la vacance du local, il lui faut impérativement éviter de rendre la décision de référé définitive, car cela permet au locataire de rester maître de se défaire de ses engagements résultant du bail. Plus généralement encore, on constate que le bailleur est totalement démuni, devant le cas du locataire qui s’en va purement et simplement, au mépris de ses engagements contractuels. Il n’a alors pour tout recours que l’engagement d’une procédure bien longue et aléatoire.
Il y a décidément deux poids deux mesures, et comme l’a écrit Me Alain Confino, la bonne foi est «la bonne à tout faire»…
> Lire l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 22 octobre 2020
