LA CHRONIQUE DE L’IMMOBILIER DE COMMERCE
Dans une société qui n’avance plus, qui ne dépense plus, qui fait des lois inappliquées ou inapplicables, qui a perdu l’envie d’avoir envie et où le moindre projet ressemble au rocher de Sisyphe, les périmètres de commerce se réduisent comme peau de chagrin. Les îlots de résistance dans un océan de mévente se comptent sur les doigts de la main : les meilleurs centres commerciaux et retail parks, le travel retail et les grandes rues marchandes. Quelques rares espaces convoités par les enseignes, prêtes à payer pour en être.
par Alain Boutigny
Dans un tohu-bohu pareil de politique, d’économie et de géopolitique, on se demande comment le commerce tient encore le coup ! Tant bien que mal. Même si les résultats annoncés par les fédérations ne sont pas mirobolants.
Procos a terminé 2024 sur un maigre + 1,1 % en valeur (inflation non comprise, contre un + 3,5 % l’an dernier), l’Alliance sur – 0,1 % et la Fact sur + 1,3 %. Les affaires ne se sont pas arrangées depuis, on s’en doute. Les ventes se traînent entre – 1,1 % en février pour les centres commerciaux, 0,9 % et 1,5 % en mars pour le commerce spécialisé et la mode ; le cumul annuel se situant autour de zéro. L’horizon est bouché et sœur Anne a perdu jusqu’au souci de scruter un sauveur qui a disparu.
Dans ce contexte, certains sont plus égaux que d’autres, aurait dit Coluche : les meilleurs sites, grandes rues de centre-ville et centres commerciaux performent. Les résultats des foncières le montrent. Les sept principales affichent des ventes-locataires entre + 1,5 % (Carmila) et 5,2 % (Klépierre), en passant par 4,2 % (Altarea). Ceci, bien entendu, au détriment du reste. L’emplacement prime, comme le travel retail où Altarea veut monter ses loyers de 57 à 100 millions, devient comme un îlot de résistance. Il ne reflète en rien la tendance générale à la déprime que corrobore la masse des procédures collectives. L’an dernier, «La Correspondance de l’Enseigne» en avait déjà recensé quarante-trois mettant à mal 1 800 magasins.
TOUS SONT CONCERNÉS
Le malheur s’est encore abattu depuis le début de l’année sur d’autres spécialistes. Tous les secteurs sont concernés. Pour mémoire, l’administrateur de Doc’Biker cherche un repreneur, les 143 Casa français sont emportés par la faillite retentissante de sa maison-mère belge et Alice Délice par l’incurie de la gestion d’un Thierry Le Guénic déjà responsable des malheurs de Lejaby, Habitat où San Marina. On peut ajouter la liquidation de Mister Menuiserie, le redressement de Pains&Gâteaux et la vente de Centre Est Peinture, victime de la crise du bâtiment. Nos voisins britanniques ou italiens n’étant pas épargnés avec la disparition du vénérable WHSmith, la triste fin de Homebase et la fermeture de 500 Benetton sur 3 600 !
Pour faire bon poids, on peut ajouter les dépôts de bilan des 50 agences de voyage Univairmer, du litier de l’Ouest Valentin, du cuisiniste Arthur Bonnet et des habilleurs masculin Bayard, Bonnegueule et Kaporal… Alors que même le luxe trinque (Kering, Lvmh…), la question du pouvoir d’achat est naturellement sur toutes les lèvres. Les consommateurs sont paralysés. Ils se contentent de chercher leur bonheur dans le discount. C’est pourquoi Action, épaulé par ses compères Centrakor, Noz, Normal, Stokomani, B&M, etc. sont en pleine… action. Au cours des douze derniers mois, ils ont ouverts pas moins de 170 points de vente, Action en inaugurant à lui seul la moitié ! Le vouloir d’achat interpelle le souvenir des années d’avant. Pour le reste, on fait comme on peut…
Et le peu que l’on dépense se dirige (catastrophe !) sur les plateformes asiatiques Shein et Temu, maintenant épaulées par TikTok. Cependant que l’Europe regarde ailleurs… Les dépenses ne prennent en tout cas pas la direction des centres-villes, périmètres bourgeois où l’on se promène plus qu’on n’achète ; en grande partie grâce aux contraintes écolo-administratives qui entravent les accès. Du reste, l’an dernier, 45 % des enseignes Procos n’ont pas installé un seul point de vente intra-muros, alors que, parallèlement, 49 % de ses adhérents ont ouvert 1 à 5 magasins et 44 % encore plus. Au vu de l’atmosphère, il est rassurant de voir que le commerce spécialisé regarde encore vers l’avant. Même s’il utilise moins le modèle de la succursale que de la franchise et, qu’ici, il puise à la louche dans le investis, comme on l’a vu en mars au quarante-troisième Salon de la franchise.
Un peu avant, «La Correspondance de l’Enseigne» avait d’ailleurs montré que la production de nouveaux concepts touchait encore des niveaux élevés : 172 contre 193 l’année précédente, certes, mais pas loin des 175 de 2022. Alimentation en tête, mais sans grand dommage pour les autres secteurs. Sur le terrain, on constate du reste de la diversification (Primark Home ou petits Primark de proximité) et de l’expansion : Zara, Mango ou Kiabi (la mode n’est pas si morte que ça), Five Guys, Buffalo Grill, Fitness Park, Mon Lit Château d’Ax (Maison de La Literie bis), Krys (100 ouvertures) ou Rituals (240). Outre les offensives du poulet frit alignant désormais 20 enseignes, de Leclerc annoncé dans Paris et de Carrefour toujours à l’affût sur cette voie, où il a encore ajouté 223 adresses en un an.
UN FUTUR PEUT S’ÉCRIRE
On perçoit même un attrait nouveau pour l’export, au moins en Europe. Une trentaine de réseaux ont été particulièrement actifs en 2024, ouvrant les Pays-Bas (Cavavin), l’Espagne (Be-Camaïeu), l’Allemagne (Cabaïa), mais aussi plus loin : le Maroc (Happy Cash), l’Arabie (La Croissanterie) ou le Mexique (Iris Galerie). Ceux-là se disent qu’un futur peut aussi s’écrire ailleurs. Un peu comme Antoine Frey. Malgré son patrimoine français, le jeune patron de la foncière éponyme, n’hésite pas à dire que son avenir ne s’écrira plus en France. Trop d’entraves, pas assez de projection. On pense à la dérive de la Communale de Saint-Ouen ou du démonstrateur de Montigny-lès-Cormeilles. Celui-ci devait engager le plan de rénovation des zones commerciales. On lui a substitué un saupoudrage de quatre-vingt-dix petites enveloppes pour «aider» des programmes de restructuration en cours… Do not disturb !
Tout cela manque de souffle ! Notre homme a donc misé dans deux directions, qui doivent lui permettre de devenir le numéro un des villages de marques sur le vieux continent : rachat de projets d’outlets hors frontières (Berlin et Malmö) et de Ros, property manager de la spécialité. Le compte de tiers a, en effet le vent dans le dos. Moins de projets égale plus de management. Il faut faire suer les actifs, donc les administrer davantage. Chez ceux qui avaient en charge la gestion externalisée de commerces, l’activité et les mouvements de concentration vont bon train. Le Crédit Agricole Immobilier a construit un monstre de 115 millions d’honoraires avec Nexity Property et Sudéco, la Scc a bondi en deux ans de 25 à 32 millions, Terranae, repris par La Richardière (Bridgepoint), de 8 à plus de 10. Bingo !
C’est comme ça. Il faut faire bouillir la marmite avec l’existant, puisqu’on met des bâtons dans les roues des entreprenants. La plus belle est le refus de la Cnac – encore elle – d’autoriser la réduction du programme de Valbonne (Antibes), de 43 000 à 30 000 m2 , pour mettre la surface au goût du jour. Non : c’est tout ou rien, et il faut faire appel pour tenter de tordre le bras à une instance devenue plus verte que les verts eux-mêmes. Tout s’éclaire : ce pays est bloqué. La loi de Simplification déchire le rideau de cette évidence. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué… Mensualisation des loyers, mais limitation excessive des garanties, transferts d’autorisation d’urbanisme, mais seulement pour trois ans, déplacement dans un même ensemble commercial, mais sous conditions drastiques… Voilà qui sent la fausse route.
On finira par regretter de l’avoir prise. C’est un comble, quand on sait l’urgence de restructurer l’équipement commercial délabré et le besoin méprisé de 75 % de la population vivant à l’extérieur des cités chéries pour lesquelles le Plan Action cœur de ville a mis en vain 10 milliards sur la table ! Passez muscade !
Du reste, pour avancer, il faut attaquer ! Le décret Ombrières de parkings, proprement inapplicable, sauf pour quelques crânes d’œufs de Bercy : ce qu’a fait la Fact. Les zones à trafic limité (Ztl) pour abus de pouvoir, en commençant par Paris : ce qu’ont fait la Fnh et l’Alliance ; les députés ayant voulu s’occuper eux-mêmes des zones à faibles émission (Zfe)… La bouillie est infecte, comme l’est la déconstruction en folie de l’autoroute A69.
Voyons cependant pour en finir, le verre à moitié plein. L’Indice des loyers de commerce, descendu à 2 %, s’est enfin calmé et la transparence en matière de valeurs locatives dans les malls progresse. Les tribunaux judiciaires de Lyon, l’an dernier, et maintenant de Paris, estiment qu’une simple attestation du bailleur ne suffit pas pour ceux qui cachent leurs baux.
Nonobstant le faible volume des transactions, il y a en outre lieu de se réjouir que les belles signatures persistent. Aux bons endroits. On relève un Aroma-Zone de 342 m2 à Créteil Soleil pour 260 000 € purs, un Gas Bijoux rue du Commandant-André (Cannes) pour 1 726 € avec 335 000 € de droit au bail, un joaillier Romain Herzo rue Paradis (Marseille) à 1 400 € avec 80 000 € de droit au bail, un Innerskin rue du Cherche-Midi (Paris), pour 1 378 € avec 250 000 de cession.
Tout comme chez les grands, des commercialisations non moins grandes : un Polène (Lvmh) à 3,5 millions pour douze ans fermes au rond-point des Champs-Elysées, un joailler japonais Tasaki rue de la Paix pour 1,5 million pur, un Prada renouvelé avenue Montaigne pour 5 millions purs et un Dior sur l’ex-Cerruti de la Madeleine pour 5 millions de droit d’entrée et 4 de loyer. Après la disparition à la fin du siècle dernier des emplacements numéro trois, deux et un-bis, il y a vingt ans que l’on voit se réduire le périmètre marchand. On pensait voir-là un effet de l’efficacité commerciale. La baisse du volume des ventes prend le relais. Au train où vont les choses, les plateaux vont se réduire à la taille d’une tête d’épingle, là où passent les flots toujours plus denses de consommateurs toujours plus grégaires et désargentés. Et tout le monde voudra y être !
