Dans un marché ou le pas-de-porte (key money) à tendance à prendre l’aspect d’une légende que l’on raconte aux étudiants (cf. «L’Argus de l’Enseigne» n° 62 – B. Robine), la question de la valeur de la propriété commerciale, au-delà des références et de la statistique, prend le relais.
Racheter une exploitation de cette manière n’est plus aussi évidente et de moins en moins compréhensible pour la nouvelle génération. Si le rachat du droit au bail s’entend plus facilement, il faut que le cessionnaire ou repreneur ait un intérêt certain et financier à le faire.
Par Pierre Boutigny, expert en valeur immobilières (Sylvie Roux Expertises)
Le fonds de commerce
L’étude d’Altares dresse le bilan 2023 sur tout le territoire, évoquant un retour à la normale des cessions après une dynamique soutenue en 2022 (année post-Covid). Ces chiffres sont cependant poussés par les cessions de surfaces alimentaires, des pharmacies et des hôtels dont les prix de cession dépassent couramment 1 million d’euros.
Bref, autant d’enthousiasme semble devoir être pris avec du recul, étant donné l’explosion des défaillances d’entreprises : la tristement célèbre partie immergée de l’iceberg. Les mises en vente de fonds de commerce suivies d’une fermeture ne sont pas comptées, les chiffres étant basés sur les affaires effectivement transactées ; comme on dit pour le Loto : 100 % des gagnants ont joués…
A titre indicatif, en novembre 2024, les portails Internet recensent 400 annonces de fonds de commerce contre 2 550 locations pures en Ile-de-France. Soit environ 16 % du marché, ce qui donne une idée de la tendance.
La définition économique du fonds de commerce s’entend comme un ensemble de biens mobiliers et de divers droits appartenant à un exploitant. La valorisation des biens mobiliers est relativement simple. Celle des droits, à partir de sommes comptables est déjà plus difficile à adosser au marché «réel». Appelons «réel» le marché concret, celui qui prend forme à la suite d’une transaction effective du bien ou des droits immobiliers : un accord sur la chose et le prix. Car il est entendu que l’absence d’acquéreur face à un bien ou d’un droit immobilier conduit à une valorisation proche de zéro.
Avant toutes analyses comptables savantes devraient être pris en compte : l’emplacement, les accessibilités, le niveau de loyer bien sûr, les conditions d’emprunt, l’importance des travaux, l’accessibilité Erp, la masse salariale, la rareté du bien, etc.
Tous ces critères indiquent le niveau du prix de cession. En revanche, le premier à considérer serait toujours le prix maximum qu’un acquéreur serait prêt à payer pour une exploitation composée ou non des critères précités. Information à collecter par l’expert, qui se doit de connaître son marché, donc le budget des acquéreurs du moment.
Laissons de côté le concept, purement marketing, du «coup de cœur». Il n’a jamais constaté une augmentation significative d’un prix de vente justifié par cette notion abstraite. Il n’est, en outre, plus de saison…
Dans notre marché, sauf cas exceptionnels, la valorisation des fonds de commerce est plus un point de vue comptable qu’une réalité économique. Eux aussi, rattrapés par la conjoncture et ses taux d’emprunt qui ont presque triplés depuis juin 2022. De fait, le repreneur a déjà perdu environ 20 % de son pouvoir d’achat : on imagine bien la décote sur l’acquisition. Les faits sont têtus et les acquéreurs sont les premiers à le reconnaître.
Le droit au bail
Autre alternative : le rachat du droit au bail. Ici aussi, le repreneur accepte un coût supplémentaire à son projet. En échange de la somme payée, il obtient le droit de devenir locataire, titulaire d’un bail commercial, a priori (bien) négocié par le cédant, comportant des clauses avantageuses et un loyer plus faible que la valeur locative de marché. Une économie de loyer multipliée par un coefficient de commercialité dont l’application est laissée à l’avis de l’expert ou du repreneur. Car n’oublions pas que le coefficient ne sera jamais qu’une résultante du montant définitif de la cession. Et non l’inverse.
Là aussi, la valorisation, rendue à la différence entre la valeur locative contractuelle et la valeur locative de marché multipliée par un coefficient de commercialité, est encore une fois difficile à faire entendre au cessionnaire.
Celui-ci regardant l’opération comme un coût élevé supplémentaire et non essentiel, issu d’un calcul savant. A moins que, la valeur ajoutée du contrat soit réellement significative comme une différence sensible entre les deux valeurs ; sinon une destination tous commerces.
Par ailleurs, le rachat du droit au bail est souvent suivi d’une demande de déspécialisation au bailleur débouchant sur un déplafonnement de la valeur locative menaçant ladite économie de loyer.
Location pure
La progression du nombre de locations pures sur le marché pose une autre question sur la pertinence du rachat de la propriété commerciale au sens large. Pourquoi racheter une exploitation ou un bail lorsqu’une location pure est disponible en face, à plus forte raison si je n’ai pas d’intérêt substantiel à le faire (le contrat avantageux ci-dessus) ? Sachant la décélération des valeurs locatives depuis déjà quelques temps, l’existence d’une économie de loyer significative est de plus en plus rare.
Question fondamentale qui donne le ton sur la valeur du fonds ou du droit au bail.
Marché réel et valeur d’expertise
La valeur se définie dans la charte de l’expertise comme correspondant au prix auquel un bien ou un droit immobilier pourrait être cédé au moment de l’expertise (…) dans les conditions normales du jeu de l’offre et de la demande.
Ce que l’on appelle le marché avec un grand M, celui de la demande, est le résultat de l’effet conjoncture au sens large : taux directeurs, moral des ménages, tendance à l’investissement, enquêtes Pmi, chiffres d’affaires de la profession, mises en chantiers, taux de chômage, etc. En d’autres termes, il permet de payer un prix maximum défini par le porteur du projet.
La responsabilité de l’expert vis-à-vis de la valeur qu’il donne le pousse à maîtriser son marché à l’instant T. Ce qui sous-entend de connaître les capacités de la demande à payer le prix de marché. Les statistiques étant indicatives, elles ne peuvent refléter ce que nous pouvons appeler le marché réel. La raison tient dans l’effet retard des valeurs, mais aussi dans la construction de la statistique. Comme chacun le sait, les chiffres parlent d’eux-mêmes… et il suffit de leur faire dire ce que l’on veut !
Le jeu de l’offre et de la demande semble être une condition d’après la Charte et une condition indispensable à l’établissement de la valeur par l’expert. Les agents immobiliers pourront le confirmer. Dans le cas où la demande ne porte aucun intérêt au fonds de commerce ou au droit au bail cédé, c’est que la distorsion est trop importante entre le prix proposé et le prix affiché ou (sur) évalué.
Intellectuellement, la valeur établie à travers les calculs d’usage à de plus en plus de mal à se frayer un chemin pour atteindre le prix réel dans le marché que nous connaissons, celui que la demande sera prête à payer de façon effective. La responsabilité de l’expert est d’autant plus importante qu’elle vise aujourd’hui à conserver une cohérence entre l’offre et la demande et offrir ainsi un dynamisme et une continuité économique.
Bref : on ne donne pas d’ordre au marché… réel.

