Où l’on voit qu’il n’est pas conseillé d’avoir à se défendre des accusations de pratiques anticoncurrentielles devant l’Autorité de la concurrence, et qu’il vaut mieux prendre les devants ; en particulier dans le domaine des produits de luxe à forte valeur ajoutée. En analysant les deux récentes affaires de distribution en réseau, Rolex et Mariage Frères, notre éminent spécialiste du droit de la concurrence en France et en Europe, suggère en outre comment suivre sa stratégie de marque sans sortir des clous de la règlementation. Sauf à devoir régler des amendes considérables.
Par Me Jean-Louis Fourgoux, avocat-associé (Mermoz.Avocats)
En décembre 2023, l’Autorité de la concurrence a rendu deux décisions condamnant des pratiques anticoncurrentielles dans le secteur de la distribution. Par ces décisions, elle rappelle l’importance pour les têtes de réseaux, de garantir et de respecter la liberté de leurs membres. La première concerne le groupe Mariage Frères, spécialisé dans la vente de thés haut de gamme, pour avoir interdit à ses distributeurs de vendre les produits sur Internet mais également en gros à d’autres distributeurs (1). La seconde sanctionne le groupe Rolex, spécialisé dans la commercialisation de montres de luxe, à plus de 91 millions pour avoir restreint la vente passive au sein de son réseau de distribution sélective (2). Cependant, en l’absence de preuves, le second grief concernant une pratique de prix de revente imposés aux distributeurs a été écarté.
I. L’interdiction de revente en ligne : une entente verticale
En matière d’ententes verticales, il incombe à l’Autorité de démontrer l’accord de volontés des parties à l’entente, exprimant leur volonté commune de se comporter sur le marché de manière déterminée. Cette démonstration peut s’appuyer sur des preuves directes, telles que des clauses contractuelles, ainsi que sur des preuves indirectes, telles que des déclarations des intéressés ou leur acquiescement tacite.
En ce qui concerne les restrictions à la concurrence résultant de l’interdiction de vente en ligne, la Cour de justice de l’Union européenne a retenu, dans l’arrêt Pierre Fabre, qu’une clause contractuelle visant à limiter la vente en ligne des distributeurs constituait une restriction de concurrence par son objet (3). Par ailleurs dans la décision Coty, la Cour a retenu qu’un fournisseur pouvait sous certaines conditions, interdire à ses distributeurs de vendre ses produits sur une marketplace en ligne (4).
En vertu du nouveau règlement d’exemption des restrictions verticales n° 2022/720, le fait pour un fournisseur d’empêcher l’utilisation effective d’Internet (article 4(e) dudit règlement) est constitutif d’une restriction caractérisée. Toutefois, les lignes directrices ont repris les principes des arrêts précités en indiquant que les restrictions liées à Internet, notamment celles concernant les plateformes tierces ou l’imposition de normes de qualité, peuvent généralement bénéficier de l’exemption.
En l’espèce dans les deux décisions Rolex et Mariage Frères, l’Autorité de la concurrence sanctionne les entreprises pour avoir interdit à leurs distributeurs la vente des produits en ligne.
Sur l’accord de volonté
Concernant la démonstration de l’accord de volonté, l’Autorité retient que l’accord de distribution (précédant le contrat) de Rolex indiquait clairement qu’est «notamment interdite toute vente hors du magasin de vente par l’entreprise d’intermédiaires ou par correspondance». Cette idée a été reprise dans le contrat de distribution sélective («sont notamment interdites : toutes ventes hors de l’établissement de vente ou par correspondance»). De plus, les distributeurs ont confirmé que la vente par correspondance correspondait à la vente en ligne et des documents internes et courriels interdisant la vente en ligne, ont permis de corroborer ces éléments. Cependant, un courrier datant de 2006 interdisant aux distributeurs de commercialiser les produits en ligne a été écarté des débats, ce dernier avait été rédigé avant l’arrêt Pierre Fabre.
Par ailleurs, l’interdiction de vente en ligne semblait acceptée par les distributeurs. En effet, un procès-verbal de constat a démontré que sur les 74 points de vente Rolex, l’achat de montres en ligne était impossible. De plus, les distributeurs ont indiqué dans leurs déclarations ne pas commercialiser les montres Rolex en ligne.
Dans l’affaire Mariage Frères, l’Autorité constate l’existence d’un accord de volonté. Il découle d’une part de la diffusion par le fabricant de conditions générales de vente intégrant une clause interdisant la vente en ligne à l’ensemble de ses distributeurs, et de l’acceptation par les distributeurs desdites conditions incluant la clause litigieuse. En effet, les Cgv assimilaient la vente sur Internet à un point de vente individuel, chaque revendeur devait obtenir un accord distinct de la part de Mariage Frères, avec une approbation nécessaire pour chaque point de vente qui n’était que très rarement accordée. De plus, le groupe n’étant pas érigé en réseau de distribution sélective, Mariage Frères ne peut se prévaloir de la possibilité d’approbation individuelle conforme à ce dernier.
Sur la restriction de concurrence
Concernant la démonstration de la restriction de concurrence, l’Autorité retient dans l’arrêt Rolex que certains concurrents ont autorisé la vente en ligne sous conditions et sous certaines garanties visant à préserver l’image de luxe des produits.
En outre, l’objectif de préservation d’un modèle économique à forte valeur ajoutée et fondée sur l’image de marque, la qualité de service et la relation personnalisée avec le client auraient pu être atteints sans avoir à restreindre la vente en ligne. Rolex aurait pu imposer des conditions de vente sur le design du site, l’octroi de conseils en ligne ou encore en donnant la possibilité de contacter le bijoutier. De ce fait, l’interdiction générale et absolue de vendre en ligne n’est pas proportionnée à l’objectif poursuivi.
De plus, il existe des moyens moins restrictifs pour garantir la lutte contre la contrefaçon. Rolex aurait pu utiliser des solutions technologiques «au service de la reconnaissance et de la traçabilité des produits originaux» ou encore un passeport numérique encrypté dans la blockchain pour prouver l’authenticité du produit comme le fait son concurrent Breitling. Par ailleurs, Rolex a mis en place le «Rolex Certified Preowned» qui permet d’acheter en ligne des montres d’occasion dont Rolex garantit l’authenticité.
Enfin, pour préserver l’image de marque de Rolex lors de l’expédition et du retour des produits, des solutions alternatives auraient pu être envisagées, telles que l’utilisation de transporteurs sécurisés, la souscription d’assurances adaptées ou la possibilité de retirer le produit dans une boutique. Les distributeurs de Rolex qui vendaient d’autres marques en ligne détaillaient déjà les conditions auxquelles était soumis le retour des produits, tous comme d’autres concurrents. En outre, l’Autorité a souligné que les arguments avancés par Rolex concernant le faible attrait de la vente en ligne n’étaient pas suffisants pour remettre en cause le bien-fondé du grief au regard du contexte juridique et économique.
De son côté, Mariages Frères argumentait qu’à partir de 2019, la société n’avait pas mis en place une interdiction absolue de revente en ligne mais simplement comme condition, une autorisation préalable. L’Autorité de la concurrence constate cependant que Mariage Frères n’avait conclu aucun contrat de distribution distinct et dédié à la vente en ligne avec aucun des distributeurs, alors même que certains d’entre eux en avaient fait la demande. De plus, Mariage Frères ne pouvait s’opposer à la vente en ligne pour préserver l’image de marque de ses produits, car ils ne sont pas vendus dans le cadre d’un réseau de distribution sélective.
Ainsi, les justifications objectives ne peuvent légitimer la pratique en l’espèce.
En conclusion sur ce grief
L’Autorité a jugé que la limitation de la vente passive dans ces deux affaires restreint la concurrence, au détriment des consommateurs, et que cette restriction n’est ni proportionnée, ni objectivement justifiée, mais qu’elle constitue une restriction par l’objet.
Par conséquent, la pratique interdisant la vente en ligne n’est pas susceptible d’être exemptées sur le fondement de l’article 101§3 du Tfue dans ces affaires. En conséquence, l’Autorité de la concurrence a infligé des amendes respectives de 91 et de 4 millions d’euros à Rolex et Mariage Frères : la durée des pratiques a été stigmatisée ainsi que la gravité des manquements. Le message est maintenant clair : attention aux têtes de réseaux (seules entités sanctionnées) la persistance du refus de vente sur Internet va couter de plus en plus cher. La phase d’explication cède le pas à la dissuasion !
En revanche en ce qui concerne la fixation des prix au sein du réseau Rolex la solution est plus clémente.
II. L’Autorité : moins sévère que les services d’instruction d’une entente verticale sur les prix
Concernant le standard de preuve relatif à des pratiques d’ententes verticales, il est usuellement jugé qu’il importe d’établir une volonté commune d’uniformiser les prix sur le marché d’une manière uniforme. Cette démonstration peut se faire par divers moyens, notamment par le biais de preuves documentaires ou contractuelles, dont l’explicité permettra de ne pas avoir à procéder à l’examen de preuves additionnelles. Ainsi rappelé par la jurisprudence, des preuves tels que des contrats, des notes internes, des déclarations, des comptes-rendus de réunion, des produits d’ordre du jour ou des notes prises lors des réunions pourront suffire à prouver l’entente verticale.
Cependant, il incombe aux Autorités de la concurrence, de prouver la convergence des volontés et de démontrer l’invitation à la stratégie unilatérale ainsi que son acceptation. Par conséquent, il est nécessaire de prouver que le fournisseur a invité ses distributeurs à participer à une pratique de prix imposés, telle que la diffusion des prix de vente recommandés ou la mise en place d’une surveillance des prix, et que les distributeurs ont effectivement accepté cette invitation en appliquant les prix recommandés.
Dès lors, en ce qui concerne les ententes verticales sur les prix, la pratique décisionnelle retient la méthode du faisceau d’indice à trois branches, reposant sur trois éléments principaux : la communication des prix de revente conseillés, la mise en place par le fournisseur de mécanisme de contrôle de prix et l’application par le distributeur des prix communiqués.
Dans sa décision du 19 décembre 2023, l’Autorité de la concurrence a sanctionné la société Rolex pour avoir mis en œuvre une entente verticale visant à proscrire la vente en ligne de ses produits par ses distributeurs. Concernant le second grief, elle a jugé que les éléments du dossier ne permettaient pas de prouver qu’il existait une entente verticale sur les prix entre Rolex et ses distributeurs.
Concernant l’invitation du fournisseur à adopter un certain comportement, l’Autorité de la concurrence a relevé que les documents internes de Rolex France révélaient que la société avait instauré une politique visant à restreindre les remises accordées par les détaillants (par la diminution des points de vente et la fermeture des principaux parallélistes et discounters du réseau, ainsi que par un programme de visites mystères). Cependant, aucun élément ne permettait d’affirmer que cette intention se soit traduite par l’invitation faite aux distributeurs de restreindre leur politique tarifaire.
Concernant l’acquiescement des distributeurs à l’invitation du fournisseur, aucune preuve ne permettait de prouver qu’un nombre significatif de distributeurs auraient acquiescé l’invitation en appliquant les prix communiqués par Rolex. En effet, plusieurs distributeurs ont affirmé avoir accordé des remises sur les produits et avoir une totale liberté dans la détermination de leur politique tarifaire, malgré les conseils contraires de Rolex à ce sujet.
Ainsi, le grief n° 2 concernant l’accord vertical sur les prix entre Rolex et ses distributeurs a été abandonné, ce qui évite de la sorte une sanction encore plus élevée. Le vent du boulet a dû être ressenti par les juristes et les opérationnels doivent être de plus en plus prudents pour ne pas avoir à se défendre des années devant l’Autorité (le dossier Rolex a duré quasiment 7 ans et celui des thés plus de 4 ans).
Notes
1. Adlc, décision n° 23-D-12, 11 déc. 2023
2. Adlc, décision n° 23-D-13, 19 déc. 2023
3. Cjue, 13 octobre 2011, aff C-439/09, Pierre Fabre Dermo-Cosmétique
4. Cjue, 6 décembre 2017, aff. 230/16, Coty Germany GmbH c/ Parfümerie Akzente GmbH
> Lire la décision rendue par l’Autorité de la concurrence le 19 décembre 2023
