La charte signée le 20 mars par la filière logistique est un modèle pour l’immobilier de commerce, nous dit Me Pascal Jacquot. Il décortique ici comment le bailleur prend en charge le financement et la mise en œuvre du décret Tertiaire et comment les fruits de ces aménagements sont répartis entre les propriétaires qui valorisent leurs immeubles et les locataires qui profitent des économies réalisées. Car cette concertation innovante repose sur le principe simple qu’une action n’est possible que si elle est financièrement bénéfique : il ne peut y avoir d’action s’il n’y a pas de bénéfice.
Par Me Pascal Jacquot, avocat au Barreau de Paris (Fidal)
Le 20 mars, une Charte très originale a été signée lors du Salon international du transport et de l’immobilier logistique (Sitl). Jusqu’alors, il faut bien dire que les précédentes chartes entre les fédérations de bailleurs et de preneurs, étaient décevantes. Que ce soit, par exemple, la charte Cncc de 2005 pour les centres commerciaux ou la charte de bonnes pratiques de 2020 pour faire face à la crise du Covid-19, il ne s’agit souvent que de simples déclarations d’intentions, sans grande portée, car reposant sur le plus petit dénominateur commun, ni efficacité puisque dépourvue de toute valeur contraignante. Après tout, une charte n’est-elle pas, par définition, issue du latin «chartula» qui signifie «petit écrit».
Rien de tel ici, où ce document aussi inspirant que novateur clôture une discussion de plus de dix-huit mois entre l’Association française de l’immobilier logistique (Afi log, bailleurs) et l’Union des entreprises de transport et de logistique de France (Union Tlf, preneurs), avec le concours de France Supply Chain et du Club Demeter.
Inspirant car il est toujours motivant de transformer une contrainte en une valeur ajoutée… et pour cela il faut toujours innover !
Au départ, le décret Tertiaire est l’exemple type d’une réglementation qui ne peut être qu’une source de tensions entre propriétaires et locataires. D’abord, parce qu’elle est synonyme de surcoût : l’étude d’impact du dispositif l’évaluait déjà à 150 milliards jusqu’en 2030 et tous les énergéticiens s’accordent à dire que les seuils de 2040 et 2050 seront de loin les plus coûteux à atteindre. Ensuite, parce que c’est un surcoût qui ne va en rien améliorer l’activité, ni des preneurs, ni des bailleurs, tous deux n’auront pas davantage de clients. Enfin et surtout, parce que chacun peut estimer à juste titre que l’autre partie doit en réalité assumer seul ce surcoût. Les bailleurs considèrent que ce sont les preneurs qui doivent payer car ce sont eux qui règlent les factures d’énergie et qui bénéficieront donc des économies induites par ce décret Tertiaire. Les preneurs pensent, au contraire, que c’est aux bailleurs de financer les actions liées au bâti et aux équipements communs, car c’est leurs biens qui vont s’en trouver bonifiés, alors qu’eux, preneurs, ne sont que de passage.
La tension est d’ailleurs si vive que de nombreuses voix s’élèvent pour que le dispositif soit amendé et que le législateur répartisse clairement les responsabilités et les coûts, alors qu’aujourd’hui rien n’est prévu dans les textes. En effet, l’article L. 174-1, II du Code de la construction et de l’habitation dispose juste que tant l’établissement que l’exécution du plan d’actions doivent être définis par les bailleurs et les preneurs «ensemble», comme s’il suffisait de les rendre «coresponsables» pour régler ces conflits d’intérêts manifestes. Or, il suffit de voir déjà les difficultés de transmission entre eux des données de consommation d’énergie pour se douter qu’il sera encore plus délicat de parvenir à un consensus sur les mesures coûteuses. Au demeurant, la Faq de la plateforme Operat sur laquelle les consommations d’énergie sont déclarées dit bien que «le plan d’actions définit la répartition des actions à entreprendre, le responsable de la mise en œuvre (Moa, Maître d’Ouvrage) de chaque action, la clé de répartition financière et enfin l’échéance prévisionnelle de chaque action», preuve qu’une répartition des rôles et des financements doit bien être définie entre les deux parties…
Or, si rien n’existe dans le dispositif lui-même, le droit commun des baux n’apporte pas davantage de solution : l’article 606 du Code civil censé répartir les travaux entre bailleurs et preneurs Tertiaires suscite de multiples interprétations, tant en raison de l’ancienneté de sa formulation faisant référence aux techniques de construction de 1804 dépourvues de toute pertinence actuelle, qu’à cause de son inadaptation aux règles du bail. En effet, l’article 606 est une règle d’indivision, où le nu-propriétaire n’a presque rien à assumer car il ne doit rien à l’usufruitier. Dans le bail, en revanche, le bailleur doit la jouissance paisible au preneur (article 1719 du Code civil) et devrait donc en principe assumer toutes les réparations nécessaires à cette jouissance paisible. L’article 606 n’est donc intrinsèquement pas adapté au bail, d’où les difficultés incessantes d’application et les divergences d’interprétation entre bailleurs et preneurs.
Pourtant, tous les acteurs ont bien besoin de clarté ici, tant il est vrai, qu’à part le comportement des occupants qui relève forcément du preneur, tous les autres leviers d’actions du décret Tertiaire concernent théoriquement autant le bailleur que le preneur : les travaux d’adaptation des locaux, les modalités d’exploitation des équipements, l’amélioration de la performance de ces équipements et enfin les travaux d’amélioration du bâtiment, sont bien des outils communs les concernant tous les deux. Comment les répartir entre eux ?
DES CLÉS D’INNOVATION
C’est là que cette charte innove en changeant de perspective grâce à un principe simple et propre au dispositif : une action n’est éligible au décret Tertiaire que si elle est financièrement bénéfique. En effet, si le coût de l’action n’est pas au moins couvert par l’économie qu’elle engendre, alors l’assujetti ne peut pas être contraint à réaliser cette action. Autrement dit, il ne peut pas y avoir d’action s’il n’y a pas de bénéfice net. Par conséquent, les seules actions que l’on doit entreprendre sont celles dont on est sûr qu’elles auront un retour sur investissement supérieur à l’amortissement du matériel sous-jacent. Il ne s’agit donc pas de partager un coût mais un bénéfice, matérialisé par l’économie attendue sur les consommations d’énergie. C’est d’ailleurs sur ce principe que les Contrats de performance énergétique (Cpe) reposent : ce seront les économies d’énergie garanties par le gestionnaire qui vont permettre de financer les actions comme sa rémunération, faute de quoi le gestionnaire assumera seul l’éventuel coût qui resterait in fine à charge.
Entre bailleurs et preneurs, la charte dit bien qu’en cas de perte, ce serait le bailleur qui seul en assumerait alors la charge car il en serait responsable, sachant qu’en pratique il délègue souvent cette responsabilité justement sur un énergéticien. Mais sur la décision, il revient forcément au bailleur de piloter l’action puisque lui seul peut être garant de l’amélioration de la performance énergétique du bâtiment aux échéances de 2030, 2040 ou 2050. Non seulement, rien ne dit qu’à ces dates le bâtiment sera toujours loué, mais la quasi-totalité de ces actions nécessite d’impliquer le bâtiment dans son ensemble.
Que ce soit l’installation d’un système de Gestion technique du bâtiment (Gtb, qui va devenir obligatoire dans la quasi-totalité des bâtiments assujettis au décret Tertiaire, avec le décret dit Bacs), que ce soit le changement du système de chauffage, de ventilation ou de climatisation, que ce soient les travaux d’isolation thermique, c’est toujours le bâtiment dans son ensemble qui est concerné et non les seuls locaux loués, lesquels dans bien des immeubles, sont multiples. La Charte a donc aussi l’immense mérite de dire clairement que c’est le propriétaire qui doit décider les actions qu’il doit corrélativement assumer.
Cela n’empêche d’ailleurs aucunement une concertation avec ses preneurs, bien au contraire. Tout bailleur a besoin ici de ses preneurs, tant pour les actions que pour leur financement. D’une part, les actions vont aussi dépendre d’équipements appartenant au locataire ou gérés par lui, mais surtout de l’utilisation des locaux qui est de son ressort.
En effet, nombre de valeurs du décret Tertiaire sont directement la conséquence de l’usage du bâtiment (bureaux, commerces, hôtels…) par leurs preneurs. Ce sont les Usages énergétiques significatifs (Ues) de la norme Iso 50001. D’autre part et surtout, c’est l’utilisateur qui va percevoir l’économie résultant de l’action puisque c’est lui qui va payer moins de consommation d’énergie. C’est donc lui qui est à la source du financement. C’est pourquoi le bailleur va devoir ici contractualiser avec son locataire ce que la charte appelle «un dispositif de pilotage commun».
Pour la première fois à notre connaissance, cette Charte des logisticiens va donc plus bien loin que les clauses «décret Tertiaire» que l’on voit fleurir dans nos baux, en proposant d’encadrer ce «dispositif de pilotage commun» autour des clauses essentielles suivantes :
– Réalisation des audits techniques/énergétiques permettant l’élaboration d’une feuille de route par la compréhension du fonctionnement du bâtiment et de ses équipements ;
– Description et hiérarchisation des actions d’économies d’énergie à répartir entre propriétaire et locataire ;
– Planning prévisionnel de réalisation et de suivi de ces actions ;
– Modalités de mesure des usages du locataire ;
– Définition de la méthode de calcul de l’économie d’énergie (voir ci-après) ; – Règles de réversion financière du preneur vers le bailleur ;
– Clauses de rencontre et de partage des données.
Toute la Charte repose ainsi sur la méthode de calcul de l’économie d’énergie puisque c’est elle qui va permettre de mesurer objectivement l’efficacité de chaque action entreprise et son imputabilité au bailleur ou au preneur. En effet, pour que la réversion soit juste et équitable, il est nécessaire que l’on puisse quantifier précisément l’économie résultant exclusivement de l’action financée par le bailleur. Or, comme on l’a vu, la plupart pour ne pas dire la quasi-totalité des actions va dépendre du comportement du preneur, de sa manière d’utiliser le bâtiment et ses équipements. Ce constat est si vrai qu’il a été établi que même les travaux d’isolation thermique sur l’enveloppe du bâtiment avaient une efficacité réelle réduite à cause de l’effet dit «rebond», les occupants se montrant moins vigilants sur leurs consommations de chauffage/climatisation car pensant être davantage protégés des excès par ladite isolation. Bref, l’atteinte des objectifs du décret Tertiaire passera obligatoirement par des actions relevant du preneur et rendant ainsi encore plus compliqué la mesure des actions du bailleur.
Cette question est d’autant plus cruciale que la méthode de calcul de cette économie retenue par la plateforme Operat est trop «rustique, et donc trop imprécise» pour reprendre les termes de la Charte. De plus, elle ne permet pas de différencier les actions entreprises, comme ensuite de répartir le bénéfice entre bailleur et preneur. La Charte reconnait d’ailleurs que «même avec un dispositif de comptage fiable et adapté, même avec une méthodologie éprouvée comme l’Ipmvp (1) il n’est toujours pas facile de déterminer de manière incontestable l’économie d’énergie effectivement obtenue, et effectivement attribuable à la seule action du propriétaire» (annexe II, page 8). C’est pourquoi la Charte propose enfin de définir d’un commun accord un seuil compris entre l’économie totale effectivement perçue par le preneur (fourchette haute) et le coût de l’action (fourchette basse). En permettant au locataire de conserver une partie de l’économie (fourchette haute) on l’incite à collaborer avec le propriétaire.
Réciproquement, le bailleur va être également amené à prendre le risque du financement de l’action, car il percevra davantage que le strict remboursement de son coût (fourchette basse). L’annexe II de la Charte détaille les raisons de ce seuil, côté bailleur et côté preneur.
En définitive, cette Charte mérite à l’évidence une publicité au-delà de l’immobilier logistique où elle a vocation à intervenir. Elle a déjà le courage d’attaquer de front une question parmi les plus techniques et les plus clivantes de tous nos baux «tertiaires». Elle a ensuite le mérite de proposer une approche aussi novatrice qu’inspirante pour solutionner une question que les pouvoirs publics eux-mêmes n’ont pas voulu aborder et encore moins trancher. Elle a enfin l’immense crédit de proposer un outil aussi objectif qu’impartial, que tous les bailleurs et les preneurs seraient bien inspirés de saisir.
Note
1. Ipmvp (International performance measurement and verification protocol) est une méthode de calcul et de valorisation des économies d’énergie initiée en 1996 par le Département d’état américain de l’Energie. Protocole aujourd’hui porté par l’Ong Evo, il est devenu l’outil international de référence, particulièrement utilisé en Europe dans les Contrats de performance énergétique (Cpe).
