L’Histoire pousse la porte du commerce. Le post-Covid semble être plus réformateur que la pandémie et ses confinements… Le droit au bail est contesté sur ses bases, le système des Cdac-Cnac chancelle, le transfert d’Aec est désormais légal en périphérie et l’on s’interroge sur la valorisation des foncières… Une inflation violente complète un tableau où beaucoup d’enseignes meurent et plein d’autres naissent, dans un courant de transactions amorphe qui attend les J.O. Que veut donc dire tout cela ?
par Alain Boutigny
On aurait pu croire que la pandémie emporterait tout. Confinements à répétition, masques, contraintes sanitaires et, pour finir, des arrêts du 30 juin 2022 qui balayaient inexécution, perte de la chose louée, force majeure, et obligeaient les enseignes à passer à la caisse. Jusqu’aux cruels plans garantis par le gouvernement (Pge) dont le remboursement fait encore des dégâts aujourd’hui… Eh bien non : il fallait attendre l’après Covid pour que les lignes bougent. Les voici en plein mouvement ! Jamais, sans doute, un tel big-bang n’aura été à deux doigts de se produire. Tout est prêt, dirait-on, pour le grand soir. L’Indice des loyers de commerce est devenu fou et, arrivé à 6,7 % pour le second trimestre, navigue dans une zone rouge qui ne peut qu’impacter violemment l’exploitation des enseignes – même s’il frôle de la sorte le L. 145-39 et le retour à la valeur locative. Certaines n’y survivront pas ; mais tout le monde s’en fout, tant que ça tient ! Ce n’est pas tout. Il y a aussi le décret Tertiaire qui menace le niveau des charges et même si ce n’est pas pour tout de suite, ça ne va pas tarder. Il y a encore ce fi chu Conseil national du commerce (Cnc), sorte de corporation présidée par Mme la ministre du Commerce, et dont un des groupes de travail intitulé «droit au bail» semble bel et bien attaché à la mort de celui-ci.
LIBERTÉ CONTRACTUELLE
Plusieurs signaux de fumée ont d’ailleurs été envoyés. Un colloque au Sénat avant l’été où le contradictoire a été respecté et où locataires et bailleurs ont en chœur chanté les louanges du statut, mais dont le but, au vu des tables rondes successives, a clairement montré par où était la sortie. Une «Rencontre de jurisprudence autour du droit immobilier» mi-novembre dans le cadre solennel de la Grand’chambre de la Cour de cassation que l’on aurait pu croire anodine, mais où certains tenaient déjà les cordons du poêle de ce décret «trop vieux» – sans se demander s’il n’était pas plus jeune qu’eux-mêmes… L’ennui, évidemment, est que l’on se dirige droit vers une réforme dogmatique prenant les habits de la liberté contractuelle. Peut-on être contre la liberté ? Le gouvernement lui-même ne s’en prive pas. Il lance un Plan périphérie (avec transfert d’autorisation d’exploitation commerciale) pour restructurer la «France moche» (cf. l’opération Frey-Caisse des Dépôts d’Herblay), contrevenant au plan Action Cœur de Ville I et II où l’on a placé des espoirs et des milliards. Il déglingue parallèlement, avec application, la loi Royer en s’en prenant au système des Cdac-Cnac : une expérience de six ans pour prouver que M. le maire, M. le président de l’intercommunalité, les communes sous opération de revitalisation du territoire (Ort) et les métropoles de Paris, Lyon et Marseille (tout le monde, quoi !), n’ont besoin de personne ! Du coup, comme disent les mômes, la Commission nationale d’aménagement commercial (Cnac) s’énerve. Elle qui avait l’habitude de faire la pluie et le beau temps sur ses terres. Elle s’en prend au premier venu. En l’occurrence le brave Zara, par exemple, qui voulait s’agrandir à 2 885 m2 à Labège et dont les sages de l’Aec s’auto-saisissent bassement du dossier au prétexte que Labège2 couvre plus de 20 000 m2 – barre au-delà de laquelle ils peuvent légitiment intervenir et qu’ils enjambent ici sans vergogne. La fièvre monte dès lors à la Commission, à laquelle deux injonctions à autoriser de deux cours administratives d’appel sont venues tordre le bras : l’une pour un Super U à Montaigu (Nantes), l’autre pour Les Portes des Pyrénées (Sodec), 33 000 m2 Gla au sud de Toulouse. Ça grince. Mais si les portes claquent, c’est peut-être que le système est à la croisée des chemins. On sait que l’extension de Rosny2 a été retoquée sur une affaire de… pollution et doit repartir d’une copie blanche ; on sait aussi que dépité, Altarea a jeté l’éponge sur son magnifique programme de Ferney-Voltaire. La vie n’est donc pas si belle au pays des foncières, coincées entre l’arbre de leurs engagements fi nanciers (covenants) et les pressions écolo-administratives (décret Tertiaire, arbres et ombrières sur les parkings) et l’écorce de leur exploitation. La vacance oscille dans les meilleurs des cas entre 4 % et 8 %. Ceux-là même qui font la différence. Il faut donc remplir les malls. Au prix, non pas de «hot shells», mais désormais de «boiling shells» (travaux d’installation et de rénovation, lourds aménagement de loyer). Et faire entrer les loups dans la bergerie. Primark est à présent le bienvenu partout (Beaulieu, Grand Place, Saint-Sever), Lidl est entré à Val d’Europe et sera bientôt à Centre Bourse (Marseille), Action à Domus et Grand Frais au Prado. C’est peut-être la fi n du retail bashing et le début de l’office bashing. Les foncières font pourtant davantage grise mine qu’on ne le croit et leurs valorisations en pâtissent. Italie Deux repris par Ingka (Ikea) est parti à 5 % de rendement, mais, derrière, c’est la bascule : le Polygone Riviera s’est cédé à 8,8 %, Place d’Armes à 9,5 %, les galeries de Galimmo à 9,8 % et O’Parinor à 12 %.
UNE VALEUR SÛRE : LA GESTION
Bref, le marché conteste les valeurs comptables. Tout le monde tremble… et respire quand il réorganise sa dette ou rembourse ses échéances. Partant, la gestion s’empare d’un statut de valeur sûre et le property management a le vent en poupe. Dans la tête de tableau, à la Scc, chez Accessite et Advantail, notamment, on prend des mandats à des investisseurs en quête de savoir-faire tout le long de la chaîne de valeur. Qui récupérant Place d’Armes, les 3-Fontaines et les Terrasses du Port, qui les quatre retail parks de BnpRE, qui La Visitation (Rennes) et les Grandes Terres (Marly), ce qui pousse le périmètre de l’outsider à 15 sites de toutes natures (outlets, retail park, malls, galeries de centre-ville). Il y a du reste, à ce que l’on dit, de la bagarre dans les appels d’offres – voire, du dumping ! Allez savoir… Chacun ses affaires. Pendant ce temps, le commerce se collette à son petit enfer. Ici rôde, on l’a dit, l’indice fou de la révision, mais aussi l’inflation qui pénalise les faibles et renforce les forts, la baisse de la consommation que Procos chiffre avec une fréquentation à – 11 % sur dix mois et un chiffre d’affaires à + 2,5 %, donc négatif en volume, plus une baisse de la consommation des produits frais que l’Insee estime entre 7 % et 10 %. Bien évidemment, tout cela bouscule les lignes. On le voit tout en haut. Leclerc, qui touche les dividendes de son éternelle image de Robin des Bois, de la gestion terrain de ses adhérents et de ses rabais malins, y humilie ses concurrents en progressant encore de 1,8 % pour la P11 Pgc-frais-Ls de Kantar, ce qui met le grand Carrefour à 3 % derrière.
On le voit aussi bien en bas, où les enseignes se battent comme de beaux diables. Les frontières bougent, évidemment. La mode ne représentait plus que 2 % des stands au dernier Salon de la franchise, contre 43 % pour la resto (où il faut s’attendre à de la casse pour cause de trop plein). Elle est attaquée par la seconde main et abandonne des volumes à la pelle (10 % en cinq ans). Le triste épisode Ohayon marque du reste un tournant dans ce monde. Des cadavres (Camaïeu, Go Sport, Gap France, Galeries Lafayette en franchise…) s’y sont entassés.
Ils se sont ajoutés malheureusement à l’hécatombe de ces derniers mois : André, Kaporal, Courtepaille, Planet Sushi, Burton, Redskins, Kookaï, Maison de la Literie, la fermeture de 55 Comptoirs des Cotonniers et Princesse Tam.Tam et la restructuration de H&M qui a fermé 330 magasins l’an dernier dans le monde et en aura fermé encore 100 cette année.
LES LICENCES CRÈVENT L’ÉCRAN
Outre les coupes blanches dans le bio dont les prix sont inadéquats avec la recherche actuelle des meilleurs prix, et notamment la mise en redressement des Nouveaux Robinson et la sauvegarde de Naturéo… Heureusement, la garde montante se met en ligne. Les licences crèvent l’écran (Star Wars, Mickey ou Pokémon…) et tâtent de l’enseigne (avec grand succès, bien sûr), les nouveaux concepts continuent d’arriver : H&M Beauty (dont les 2 premiers ont ouvert à Stockholm), Arc’Teryx, rue des Francs-Bourgeois, Popeyes gare du Nord, République, Steinkerque (Paris), La Part-Dieu, Brest… et les enseignes qui se développent avec entrain (Kiko et Naumy qui en veulent 60 encore en France, La Barbe de Papa qui en fait 10 par an, My Beers 10, Screwfix 600 à terme, et toujours Stockomani, Kiabi…) et les discounters (Centrakor, B&M, Takko, Max Plus…). Cependant qu’on attend… comme sœur Anne les Atacadao promis par Carrefour !
La vie continue, d’une certaine manière, même si elle change tous les jours. Et les transactions, dont la course s’est enrayée au détour du printemps, vivent une vie, et pas forcément si mal que ça, étonnamment. Un Urban Out-fitters à 2,5 millions de droit au bail sur les Champs, avec un loyer un peu au-dessus de 1,5 million, le chocolatier de luxe Louis Fouquet sur l’avenue Montaigne à 350 000 € de loyer pur (12 000 € pour chacun des 30 m2 sur 4,5 de vitrine), Les Montres rue de Rennes à 500 000 € pour 124 m2 plus 120 à l’étage et 82 de réserves en sous-sol… dont le loyer pur de l’ex-Kenzo se montait à 500 000 €. Les J.O. Paris 2024 approchent et tout le monde en veut sa part !
