Pour avoir entravé le développement en France de la vente en ligne de verres correcteurs, Essilor et sa maison mère Essilor-Luxottica écopent d’une amende de 97 millions. La sanction prononcée le 6 octobre par l’Autorité de la concurrence (22D16) fait état de position dominante et des abus que le groupe en a tiré. Il s’agissait notamment de contrarier le développement de l’offre online d’enseignes comme Sensee, HappyView ou DirectOptic ; dès lors dépourvues de tout contre-pouvoir. Essilor-Luxottica exploite les réseaux GrandOptical, Générale d’Optique, Pearl Vision, Solaris, Salmoiraghi&Viganò, Sunglass Hut…
Par Me Jean-Louis Fourgoux, avocat-associé (Mermoz Avocats)
Essilor a été condamnée par l’Autorité de la concurrence pour avoir restreint les ventes de ses verres correcteurs sur Internet. C’est un dossier au long cours. Il s’achève par une sanction et une alerte pour les pratiques qui sont critiquables mais non établies. Les faits identifiés par l’Autorité remontaient pour certains à 2009 et ont été découverts à la suite de perquisitions (visites et saisies en application de l’article l 450- 4).
L’Autorité qui s’était auto-saisie avait notifié deux griefs qui ont été jugés au regard de l’évolution législative de la vente des verres correcteurs en France. Elle a déjà condamné pour entente illicite Luxottica, Lvmh, Logo et Chanel pour avoir imposé des prix de revente et avoir interdit aux opticiens de vendre en ligne pour un total de plus de 125 millions (décision 21D20 du 22 juillet 2021). La présente décision maintient la pression sur le secteur en condamnant le fabricant Essilor pour un abus de position dominante, fautif d’avoir entravé par des pratiques discriminatoires la vente de ses produits sur Internet.
Sa position dominante et sa puissance sur le marché ont été assez aisément démontrées, la part de marché sur les différents segments de verre étant comprise entre 60 % et 70 %, la notoriété des marques Essilor Varilux est certaine et, depuis l’achat de GrandVision, l’intégration verticale renforce la domination sur le marché français de la distribution en gros de verres correcteurs.
L’abus est, à la lecture de la décision, assez documenté. Il repose notamment sur la différence de traitement des vendeurs en ligne, dont Sensee (site pionnier en France) par rapport aux opticiens. L’Autorité illustre l’atteinte à la concurrence par diverses pratiques qui sont regroupées dans la décision. Elle a avancé qu’Essilor, avait adopté sciemment une politique commerciale hostile aux sites de vente en ligne et de Sensee en particulier, alors même que l’interdiction de vente en ligne depuis 2014 ne pouvait plus être brandie de façon automatique. Les mails et notes internes ont étayé cette vision fermée au commerce en ligne : «veille prix sur Internet, plan d’action si un distributeur casse les prix» (§156) et la prudence du service juridique : «compte tenu du caractère potentiellement anticoncurrentiel et abusif des restrictions de revente sur Internet, il est nécessaire d’être très vigilant dans notre réponse à sensee.com» (§171).
La politique commerciale a été jugée discriminatoire, car visant à entraver le développement en France des sites de vente en ligne, au premier rang desquels ceux proposant une offre mixte ou de pure player, tels Sensee, Happy-view ou DirectOptic.
Afin d’empêcher les sites de vente en ligne de proposer des verres de marques Essilor ou Varilux aux consommateurs, Essilor a, non seulement refusé de leur livrer des verres de marque, mais leur a également interdit d’utiliser les marques et logos d’Essilor et de communiquer sur l’origine des verres. L’Autorité a relevé que ces restrictions répondaient à la très forte attente protectionniste des opticiens physiques à l’égard du groupe Essilor. Ces derniers, pouvaient être autorisés à utiliser le logo d’Essilor sous réserve du respect de règles claires et objectives. L’Autorité a également relevé qu’Essilor, tout en s’opposant en France à la vente en ligne de verres correcteurs, commercialisait parallèlement ce type de verres à l’étranger, tant sur ses propres sites que sur des sites tiers. Ce constat réduisait ainsi l’argument avancé selon lequel la vente de verres complexes ne pouvait être réalisée qu’avec la présence d’un opticien.
LIMITATION DE GARANTIE
Les conditions de garantie vis-à-vis des opérateurs de vente en ligne ont été plus strictes que pour les points de vente physique. Essilor indiquait dans ces conditions générales de vente que la prise en charge par Essilor de la garantie adaptation est conditionnée au respect par le détaillant d’un protocole de prise de mesures exclusivement conçu pour la vente en magasin. Ces pratiques, qui sont intervenues dans un secteur de la santé publique caractérisé par des prix élevés présentent, selon l’Autorité, un certain degré de gravité en ayant pu favoriser le maintien des prix des lunettes de vue à des niveaux élevés et en augmentation. Ainsi le premier grief est considéré comme fondé et les arguments d’Essilor sont rejetés.
Le second grief visait le fait d’avoir abusé de la position dominante détenue par le groupe Essilor sur le marché français de la fourniture en gros de verres ophtalmiques finis, en élaborant et en diffusant un discours trompeur et fluctuant visant à entraver le développement de la vente en ligne de lunettes de vue en France.
L’Autorité rappelle que les comportements dénigrants consistant à jeter publiquement le discrédit sur une personne, un produit ou un service identifié qui émanent d’une entreprise dominante, sont prohibés, car ils font bénéficier leur auteur d’un avantage concurrentiel en pénalisant son compétiteur. Contrairement aux services d’instruction, l’Autorité refuse de sanctionner Essilor sur ce point : le caractère trompeur des propos sur la vente en ligne dans les allégations d’Essilor n’était pas certaine et, surtout, «les services d’instruction n’ont retenu que neuf déclarations publiques susceptibles de constituer un dénigrement abusif entre 2011 et 2016, soit en moyenne moins de deux déclarations par an sur la période considérée. Ces déclarations n’identifient pas clairement le produit, le service ou le tiers qui serait visé par le discours trompeur» (§680). Sur ce point le vent du boulet n’est pas passé loin et les entreprises en position dominante doivent être prudentes dans les critiques fussent-elles fondées !
La sanction prononcée est assez élevée, mais fortement commentée par la décision pour identifier la gravité des faits et l’impact sur le marché. Le montant de base retenu est de 4 % du chiffre d’affaires (relativement modéré) car la durée des pratiques est longue et le coefficient multiplicateur retenu par l’Autorité dans ses lignes directrice conduit à multiplier par plus de six ce montant initial. Mais au total la sanction est de 81.067.400 euros. Sur cette somme, Essilor-Luxottica (la nouvelle maison mère du groupe) est solidairement responsable pour un montant de 15.400.000 euros.
La leçon est sévère. En premier lieu les enquêtes de concurrence peuvent faire ressortir des échanges internes anciens qui seront retenus par la suite. En second lieu, les fournisseurs disposant d’une part de marché significative doivent être attentifs à ne pas en abuser ni seuls ni avec les membres des réseaux de distribution. De façon générale les plans d’actions ne doivent pas être destinés à réagir face à des formes de vente ou de promotion qui peuvent conduire à une baisse des prix.
