Ce n’est pas la volonté qui manque : les enseignes et les opérateurs d’immobilier de commerce ne demandent qu’à reprendre leur course. C’est l’humeur de la Planète, de l’Ukraine à la Cop 27 en passant par les tirs de missiles nord-coréens, ajoutés aux mille et une considérations financières, fiscales, législatives, matérielles, de l’Ilc au décret Tertiaire en passant par la hausse des prix, la facture d’électricité ou les réformes de la taxe foncière et des sous-contrats, dont les baux commerciaux, qui empoisonne l’atmosphère. A ce stade on ne voit plus rien. Un peu de visibilité ne ferait pas de mal.
par Alain Boutigny
Maigrelet et fragile, l’«Homme qui marche» semble avoir un but. Mais personne ne peut dire où il va. L’œuvre majeure de Giacometti (1) n’a jamais été aussi actuelle.
Les Terriens cherchent une raison d’être entre la conquête de l’espace et la pauvreté, sans pouvoir se décider. Et pour cause. A force de jouir, ils se trouvent devant des choix cornéliens.
Etre ou ne pas être, se demande Hamlet… (2) Laisser faire ou se battre ? Voilà bien sûr la question. D’autant plus aujourd’hui. Entre la mauvaise guerre d’Ukraine, les missiles nord-coréens, le climat, la hausse des prix et la fortune des partis extrêmes, on cherche en vain les bonnes nouvelles.
Par où commencer et pourquoi faire ? Si au moins on avait quelque visibilité, ne serait-ce que pour les premiers mois de l’an prochain.
Mais l’exigence est énorme. On ne sait déjà pas comment les fêtes se termineront… Alors on avance. On n’a de toutes façons pas assez d’essence pour faire la route dans l’autre sens (3). Et l’essence ou les énergies fossiles, justement, c’est tout autant ce qui manque et dont on ne veut plus ! Certains, en tout cas, qui veulent voir éteintes les vitrines, les publicités et l’envie de consommer, attaquent les permis de construire, considérant que les centres commerciaux et autres objets semblables sont des bombes climatiques…
Ce ne sont pas des péripéties. Le fait écologique doit être pris au sérieux. Désormais indiscutable, il devient un dogme. Une dictature. Il faut passer sous ses fourches caudines ou passer son chemin. Et ce n’est qu’une des causes macro politiques ou économiques brouillant les radars du commerce. Jamais elles n’ont été aussi nombreuses. La fragilité des chaînes d’approvisionnement, l’inflation croqueuse de ventes (les Pgc-Fls ont encore perdu 3,3 % en volume en octobre), la facture électrique en délire, la sobriété qui ne plaira pas toujours au client qui aime bien aussi les guirlandes et les flonflons.
LA LOI DU PLUS FORT
Dans ce paysage plein de brume se profilent encore des histoires d’Ilc en folie (le T3 est à + 3,5 %) et de taxe foncière (elle pourrait bondir de 8 % à 17 %), l’une et l’autre venant alourdir les taux d’effort. On voit encore un décret Tertiaire, source de paperasse et de tension avec les bailleurs, une réforme des sous-contrats (dont le bail de commerce), aux apparences avenantes de simplification, mais qui cachent un amical principe de loi des parties ; donc de celle du plus fort : suivez mon regard… Pour faire bon poids, ajoutons les darks store qui viennent manger le pain du pauvre centre-ville et le salissent, et, enfin, la manie généralisée de la seconde main qui touche tous les secteurs : Okaïdi, Ikea, Kiabi, Petit Bateau, Leroy Merlin… Jusqu’à produire des émissions comme «Les Métiers de l’occasion» sur Rmc. Tout cela accapare l’attention et tape sur des marges fragilisées.
ILE-DE-FRANCE ET FAVELAS
A considérer la liste de ces perturbations, on comprend pourquoi on voit mal à travers le pare-brise. Une question s’impose : comment en est-on arrivé là ? Il y a beau temps que la météo va mal dans le Landerneau de la distribution. La montée du discount en est un signe.
Elle ne date pas d’hier. Action et Primark ont débarqué chez nous en 2012 et 2013, avec succès. Maintenant, la formule poursuit son ascension à la mesure de l’élargissement de la consommation de masse. Ubaldi (électroménager-informatique), pourrait remplacer Fauchon et rejoindre les Darty, Ikea, Décathlon et Leroy Merlin de l’ex-très chic place de La Madeleine transformée en parfait retail park ; Aldi superstar absorbe 14 % des décisions de la Cnac (sic !), l’Espagnol Primaprix, concurrent de Stokomani, Noz ou Normal, est arrivé à Montreuil et Pontault-Combault (Paris) et Carrefour importera l’an prochain son concept ultra-discount Atacadao. L’Ile-de-France ne sera plus très loin des favelas…
Cette aile marchante du mortar s’il en est, révèle encore autre chose : elle vient contredire le discours jusque-là triomphant des Gafam qui devaient tout avaler. Las, leur valorisation a fondu de 1 500 milliards de dollars depuis depuis janvier, Amazon et Meta licencient par paquets de 10 000 dans un secteur qui aura mis à la porte 130 000 collaborateurs cette année.
Quant au Métavers, les turbulences des cryptomonnaies et l’explosion de Ftx qui retentit sur toute la Toile, renvoient son avènement aux calendes grecques. Ces déboires du secteur numérique suffisent-ils, par un juste retour de l’histoire, à arranger les affaires des magasins ? Le groupe Beaumanoir a bien racheté le pure player de la chaussure Sarenza ; alors…
c’est déjà ça.
Du reste, les signaux ne sont pas si négatifs, sous réserve d’un peu de prudence. La crise sanitaire a en effet fragilisé des entreprises en porte-à-faux depuis de nombreuses années.
Burton, San Marina, Camaïeu, Cop.Copine en ont fait les frais ces dernier mois ; Promod s’en sort en faisant la part du feu. L’entreprise des Pollet père et fils a sacrifié plus de la moitié des 1 000 magasins qu’elle exploitait dans quarante-quatre pays en 2016. Bien joué ! Car c’est à la fois une prise de conscience, une projection et un modèle pour un avenir meilleur. Il s’écrit du reste en filigrane, au rythme de développements plus intensifs qu’on ne le croit.
La Fnac et Darty ne cessent d’ouvrir en régions, Noz qui s’est allégé de 35 points de vente repart de plus belle ; tout comme Bijou Brigitte, qui, après stabilisation, va se ruer sur les numéros un de centre-ville, ou Shampoo, que son nouveau propriétaire, Pascal Coste, pousse de l’avant. Ces offensives rejoignent les solides développements de nouveaux venus. Au premier rang desquels le sémillant Miniso qui avance à coup de 10 à 15 inaugurations par an, Jott (doudounes) qui veut ouvrir 10 boutiques en dix mois, l’ex-pure player I-Run qui souhaite passer de 10 à 20 d’ici 2024, ou Laura Todd, très ancienne marque de cookies enfin décidée à avancer et qui compte sur 100 adresses dans cinq ans ! Sans oublier les incomparables halles Biltoki, désormais au nombre de 9 avec celle ouverte récemment à Issy-les-Moulineaux (Paris).
L’ambiance pesante fait que ce dynamisme passe inaperçu. Beaucoup plus qu’on ne le pense veulent prouver le mouvement en marchand. Pas mal d’étrangers ont mis ou désirent mettre le pied dans l’Hexagone, magistrale preuve de confiance. Les plus en vue se nomment Krispy Kreme (donuts américains), Terrex (l’outdoor d’Adidas), Peek&Cloppenburg (mode féminine-masculine d’origine allemande), Champion (le sport américain), Pop Mart (figurines asiatiques) ou Casa de las Carcassas (accessoires de smartphone). On ne pointe pas son nez pour se taire. C’est évidemment une source d’implantations. D’autres s’ajoutent : les petits formats que les enseignes de périphérie continuent de produire pour entrer en ville, comme l’on fait la Grande Récré à Courbevoie, Mr. Bricolage aux Ateliers Gaîté (Paris), Gifi rue de Rome (Marseille).
LES SCORIES DU COVID
Tout n’est donc pas rose, mais tout n’est pas noir non plus. Côté immobilier, il reste certes des scories du Covid avec des palissades un peu partout, notamment à Paris, Chaussée-d’Antin ou boulevard Saint-Michel. Mais la vacance recule, aussi bien dans les malls (en tout cas ceux des grandes foncières ou des foncières de distributeurs), qu’en centre-ville où Sofidy a vu la sienne reculer de 4,9 % à 4 %. Ce que notait aussi en juin Pascal Madry, directeur de l’Institut pour la ville et le commerce aux Rencontres de l’Alliance du commerce. Il estimait qu’entre 2020 et 2022, la moyenne France était passée de 12,5 % à 10,7 %. D’ailleurs, même si les valeurs locatives ont baissé, la demande est revenue. Y compris sur les axes touristiques… à condition toutefois d’être au prix : le Café Pouchkine (ex-Orange), qui a rendu les clefs sur un loyer de 700 000 €, n’a toujours pas trouvé preneur… Tandis que le Mac des Champs-Elysées loué 25 000 € le mètre carré pondéré s’est reloué à Tudor pour 20 289 €. Dont acte ! D’autres belles transactions ont par ailleurs été réalisées. Le Diesel du Faubourg-Saint-Honoré est parti à 2,1 millions de loyer pur, Sandro et Lululemon sur les Champs à respectivement 2,6 et 3, Ysl boulevard Saint-Germain à 2,2, Jimmy Choo avenue Montaigne à 1,3 et Zadig&Voltaire rue Herriot (Lyon) à 170 000, assorti d’un droit au bail de 1 million. Cette reprise s’est poursuivie durant les six premiers mois. C’était la bonne nouvelle. On l’imaginait se poursuivre. Les vacances, premiers congés 100 % hors pression du Covid, portaient cet espoir.
La conjoncture menaçante, baisse du pouvoir d’achat et guerre d’Ukraine qui joue les prolongations, en ont décidé autrement. Certes, les centres commerciaux se vendent, et pas si mal ; même si les propriétaires de retail parks, convaincus qu’ils sont assis sur un tas d’or eu égard la résistance de ces actifs au Covid, restent sur des prétentions intenables et bloquent ce segment de marché. Mais Mon Beau Buchelay s’est échangé à 110 millions, Carré Sénart à 130 sur un prix de réserve à 100, Enox à 75 sur un taux de 5,2 % et Mata Capital finalise le rachat des outlets de la Cnp (Usines Center Parinor et de quatre Marques Avenue), paraît-il bien au-dessous des 380 des rumeurs. Ajoutons à cela que la ministre du Commerce, découvrant les centralités urbaines, semble ouvrir la porte à la réhabilitation de la périphérie attendue depuis vingt ans. On ferait alors des sales boîtes des parcs de commerce modernes et accueillants pour des populations qui le méritent comme de juste.
Voilà assurément du grain à moudre. Si du moins la politique, la géopolitique et les taux de la Banque Centrale Européenne qui veut à tout prix freiner le gonflement de la masse monétaire, laissent de quoi respirer et sortir de cette manière de vivre et de décider au jour le jour. Le stock de confiance est encore là. C’est un point positif. L’apparition de nouvelles enseignes (Monoprix Maison, Unik Shoes de Chaussea, Bienvenue à la Ferme…), les projets de sites commerciaux (Neyrpic, Central Parc, Open Grand Genève, Gare d’Austerlitz, Canopée…) et le mouvement actif des transactions pourraient servir de rampe de lancement à une sortie de crise par le haut. Il ne manque qu’un peu de lumière. On attend un phare dans la nuit.
Notes 1. Alberto Giacometti : «Homme qui marche», 1960.
2. William Shakespeare, Hamlet (acte III, scène I : To be, or not to be…).
3. Alain Souchon : «On avance», (1983).
