Le droit général des contrats a été réformé en 2016, il fallait donc se pencher sur celui des contrats spéciaux ; dont le louage, autrement dit les baux commerciaux. Face à la copie déroutante émise par la Chancellerie et sous injonction de réponse dans les trois semaines, un Comité des sages réunissant la chapelle des avocats bailleurs et celle des avocats preneurs s’est spontanément formé. Car, entre les possibles renonciations à l’obligation de délivrance ou de vétusté, la porte ouverte aux acceptations sous réserves qu’autorise l’absence totale de notion d’ordre public, il y a beaucoup à dire. Moderniser un corpus législatif datant de 1804 n’est pas une fin en soi. Pourquoi, d’ailleurs, ne pas avoir regardé du côté du droit communautaire ou, plus simplement, avoir choisi la voie du droit constant tiré de la jurisprudence, relève l’auteur dépité par tant d’inconsistance ?
Par Me Gilles Hittinger-Roux, avocat-associé (HB&Associés)
Les rédacteurs et, plus généralement, les utilisateurs du bail commercial savent que les dispositions du Code de commerce (articles 145 et suivants) ne se suffisent pas à elles-mêmes. Le bail doit d’abord s’inscrire dans le droit des contrats, réformé par l’ordonnance du 10 février 2016, mais aussi par ce droit particulier que constituent «les contrats spéciaux». Ils sont issus de la rédaction du Code civil de 1804 et figurent aux articles 1582 à 2022.
La présente analyse ne portera que sur «le contrat de louage», c’est-à-dire les articles 1708 à 1754. En effet, la réforme porte aussi bien sur la vente, l’échange, le contrat d’entreprise, de prêt, de dépôt, de séquestre, aléatoire et du mandat. Pour cette réforme, la Chancellerie a sollicité le professeur Stoffel-Munck, afin d’établir un projet. Ce dernier s’est entouré d’autres professeurs, de magistrats, d’un avocat (?), ainsi que des notaires et, maladroitement, du Cabinet Clifford Chance.
Finalement, dans un très court délai (3 semaines, voire 3 mois et demi pour les mieux informés) les professionnels de ces disciplines pouvaient faire état de leurs observations sur ce projet. La meilleure doctrine, à tout le moins la plus représentative (Mes Dominique Cohen-Trumer, Valérie Ouazan, Jehan-Denis Barbier, Jean-Pierre Blatter, Charles-Edouard Brault, André Jacquin et moi-même), s’est constituée en Comité et a pu présenter une contribution auprès des membres de la sous-commission, destinée à Mme la Bâtonnière.
Dans la mesure où le texte présenté a fait l’objet d’une unanimité de ses membres et d’une approbation par ceux de la sous-commission, il ne paraît pas utile de revenir sur cette contribution. En revanche, cette réforme est l’occasion de s’interroger sur la finalité du contrat qui lie bailleur et locataire, ainsi que son application.
I. La finalité du bail pour les locataires
A. La défiance des locataires à l’égard du contrat
Il était possible d’imaginer que le contrat était une convention «d’alliance» qui permettait une projection dans le futur. En effet, l’Homme a besoin de la durée pour pouvoir construire et dynamiser l’avenir. Il s’agit de la philosophie, telle que l’imaginait, Jean-Jacques Rousseau ou Alexis de Tocqueville. Il y avait un risque qui était nécessairement partagé et c’est ce qui donnait de l’intérêt à cette projection.
Au cours des siècles, l’une des parties, et notamment les banques, les assurances, les foncières, a recherché uniquement les moyens de se garantir et de donner une valorisation capitalistique à la durée du contrat. Le seul moyen est de contraindre le cocontractant dans ses engagements et de pouvoir s’exonérer d’une quelconque responsabilité en cas de sinistre.
La crise sanitaire a été certainement la meilleure illustration de cette situation.
B. Les loyers Covid
Sans pour autant revenir sur le contentieux des loyers Covid, il est certain que le droit des contrats a été soit inutile, soit contreproductif.
Inutile : car confronté à cette crise mondiale, le bon sens prônait le partage ou l’exonération des loyers afin d’envisager une poursuite sereine du futur. La crise ne pouvait pas perdurer et devait se limiter à quelques mois.
Contreproductif : car de nombreuses juridictions, confrontées à des bailleurs intransigeants, ont refusé de suivre les interprétations présentées par les conseils sur des fondements tels que la force majeure, l’exception d’inexécution, la perte de la chose louée… Une telle interprétation aurait permis de constater la souplesse du contrat face à un fléau mondial qui a fait plus de 6 millions de décès.
Il faut se rappeler que pendant la crise, nous étions tous devenus «paranoïaques» et «hypocondriaques». Des voix se sont tues sans obsèques dans un silence sec. L’autre était devenu motif à suspicion, plus d’élan ni de tendresse : une menace. Pour certains bailleurs et certains juges, «leur» droit devait rester applicable et finalement, pour leur donner raison, les arrêts de cassation du 30 juin 2022 ont été commandés par le ministère des Finances.
II. L’insertion des renonciations dans les clauses du bail
Au quotidien, chaque fois qu’une décision de la Cour de cassation est positive pour les locataires, les rédacteurs des foncières n’ont qu’une hâte : insérer une disposition dans le nouveau bail, ou dans un avenant, qui permette de renoncer à ce droit positif. Les exemples sont légion, que ce soit pour les centres commerciaux, les loyers binaires qui écartaient la jurisprudence dite «Théâtre Saint-Georges» du 10 mars 1993 ou même, plus récemment, toutes les décisions qui avaient retenu l’application de l’article 1722 sur la perte de la chose louée.
S’agissant des dispositions des contrats spéciaux, intégrées dans le bail commercial, le bailleur exige que le locataire renonce aux articles 1719 portant sur l’obligation de délivrance ; 1723 et 1724 sur les travaux réalisés par le bailleur ou même 1755 sur la vétusté.
Aussi, il paraît difficile de cerner l’utilité des nouvelles dispositions préconisées par le projet du professeur Stoffel-Munck si elles ne sont pas d’ordre public.
SI LES BAILLEURS SONT D’ACCORD
Il faut s’interroger sur l’utilité d’un texte lorsqu’il est applicable, sous réserve… La réserve est connue d’avance : la liberté des parties. Quel grand mot ! Lorsque l’on connaît la pratique, il faut savoir que cette liberté est fictive, c’est une volonté qui est chaque fois arrachée. Confronté à des engagements à l’égard d’un banquier, des salariés, des fournisseurs, d’un actionnariat, peut-on encore penser que le dirigeant d’une entreprise commerciale n’est pas contraint de signer le bail ou son renouvellement, en acceptant les renonciations imposées ? L’imprévision, insérée par l’ordonnance du 10 février 2016, en est la meilleure illustration. Tous les contrats millésimés en 2016 devaient pouvoir bénéficier de ce mécanisme. Bien évidemment, les bailleurs ont obtenu la renonciation de cet article qui aurait permis de solutionner les loyers Covid.
En conséquence, selon les travaux de la Chancellerie, le texte serait «supplétif de volonté».
Dès lors, les seules limites seraient les clauses abusives qui relèvent du droit général aux articles 1170 et 1171 du Code civil, ou même les mécanismes qui retiennent le principe du déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties. Il faut noter que, sous réserve d’une évolution de la jurisprudence, ce dernier fondement a été écarté par la Cour de cassation pour les baux commerciaux.
Ainsi, il est vraisemblable que les articles visés dans le contrat de louage seraient émaillés par des expressions telles que «sauf stipulation contraire». De façon synthétique, le texte devrait présenter peu d’utilité dans la mesure où il n’est pas un instrument pour construire l’avenir.
III. Une modernité revendiquée par une Chancellerie et ses auteurs
A. Les glossateurs
Ils ont repris leurs fonctions entre eux et considèrent que le droit conçu en 1804 n’est plus d’actualité même s’ils reconnaissent la qualité de style de leur pair. Pourtant, la modernité dont ils font état est difficile à trouver. Peut-être auraient-ils dû «piocher» dans le droit communautaire, mais il n’en est rien. Il est vrai qu’il ne s’agit pas de la querelle du XVIIIe siècle en littérature entre, d’une part, les Anciens (Platon, Cicéron et Virgile) défendus par Boileau et La Bruyère et, d’autre part, les Modernes (Descartes, Pascal …) soutenus par Charles Perrault.
B. Les mécanismes
La modernité pourrait être une forme de fusion-absorption entre la garantie des vices cachés et la garantie de délivrance. L’obligation de délivrance demeure, à ce jour, le meilleur argument pour le preneur face aux obligations démultipliées qu’impose le bailleur (Cass. 3e civ. 24 novembre 2021, n° 20-15-814).
Cette obligation de délivrance est certainement le dernier rempart pour permettre à l’utilisateur d’un bien immobilier de reprendre une discussion avec le bailleur chaque fois qu’une difficulté apparaît. Or, le projet de texte prévoit une dilution de l’obligation de délivrance (article 1719) dans celle de la «jouissance paisible».
Cette jouissance paisible devant être appliquée de façon raisonnable (article 1732).
C. Les modernes contre les modernes
Plutôt que de se revendiquer d’une modernité, les auteurs de ce projet auraient pu simplement codifier à droit constant, c’est-à-dire donner une légalisation à la jurisprudence qui s’est constituée raisonnablement au cours du siècle dernier. Les rédacteurs que nous sommes seraient plus à-même d’accompagner le justiciable dans des chemins connus. Les nouveaux textes qui intègrent des notions mixtes entre la vente et le contrat de louage sont particulièrement difficiles à mettre en œuvre.
Les vices cachés sur un immeuble peuvent se chevaucher avec les garanties d’achèvement ou même avec l’obligation de délivrance : pas simple ! Peut-être faut-il relire les meilleures pages de Philippe Muray qui écrivait : « …naguère la modernité était un combat. Elle n’est plus un combat qu’avec elle-même. Le Moderne ne s’oppose plus qu’au Moderne. La rupture se bat avec la cassure. La contradiction avec la dérangeance…» puis «Le déraisonnable avec le délirant».
Finalement, le texte n’est pas encore présenté au parlement, nous avons toutes les vertus pour faire prévaloir le bon sens comme celui de Descartes.
