Plus d’un an après la publication de la loi Climat et Résilience du 21 octobre 2021, le décret d’application relatif à l’urbanisme commercial est paru le 14 octobre 2022. Il manque de clarté. C’est quoi au juste un centre-ville, comment mesure-t-on précisément une vacance, la présence d’herbe suffit-elle à dire qu’un terrain n’est pas artificialisé, quelle équivalence appliquer dans une renaturation… Le manque de limpidité entraine évidement un risque juridique issu de la (trop ?) large latitude laissée au juge. Son appréciation peut aller jusqu’à trahir la volonté même du législateur et… provoquer la réforme suivante.
Par Mes Gwenaël Le Fouler et Stéphanie Encinas, avocates-associées (Letang Avocats)
La promesse de cette loi est d’atteindre l’objectif national d’absence de toute artificialisation nette des sols en 2050 (article 191). Il s’agit d’une réponse à la Convention citoyenne pour le climat, avec pour objectif de limiter la consommation foncière par l’extension de l’urbanisation. Les lotissements de maisons individuelles y ont largement contribué, les centres commerciaux sont également la cible de nombreuses critiques à cet égard, malgré les importants efforts fournis depuis 2008 et la modification des critères d’octroi des autorisations d’exploitation commerciale.
La loi Climat et Résilience a institué le principe d’interdiction de délivrance de toute autorisation d’exploitation commerciale pour un projet qui engendrerait une artificialisation des sols, tout en prévoyant une faculté de dérogation pour les projets dont la surface de vente est inférieure à 10 000 m². Elle définit également la notion d’artificialisation d’un sol comme étant «l’altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques, ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage».
Après une longue réflexion, le décret orchestrant la procédure de dérogation à l’interdiction des projets artificialisant le sol est enfin paru mi-octobre. Les termes utilisés sont clairement issus du droit de l’environnement et semblent directement inspirés de la séquence «Eviter, Réduire, Compenser». Cependant cela reste insuffisant, les professionnels de l’urbanisme commercial ne pouvant que regretter l’absence de prise en compte de certaines remarques formulées lors de la consultation publique qui avait été organisée durant l’été. L’insécurité juridique que les porteurs de projets connaissent bien se trouvera maintenue par l’insuffisance de définition des termes utilisés : quels sont les contours du «centre-ville», comment apprécier la «vacance commerciale» d’un local ? Également, peut se poser la question de savoir si un espace enherbé doit être considéré comme artificialisé, ou non.
Le décret nous apprend également, et ceci un an et deux mois après la publication de la loi, que l’appréciation du caractère artificialisé d’un sol doit être faite à la date du 23 août 2021. Les propriétaires des terrains concernés n’ont pas été mis en mesure d’anticiper cette date, ce qui ne manquera pas de compliquer les démonstrations devant être faites dans le cadre de l’application des dispositions nouvelles.
S’agissant de la dérogation, le décret précise que seuls seront concernés les projets qui procèdent à une «augmentation des superficies des terrains artificialisés». La notice de présentation du projet de décret diffusée lors de sa soumission à la consultation publique précisait qu’il devait être procédé d’un bilan de l’artificialisation du sol. Celui-ci devant s’apprécier uniquement de manière surfacique.
En d’autres termes : si le terrain est en partie artificialisé mais dans une autre partie renaturé à surface équivalente, alors aucune dérogation ne sera nécessaire. Dans le cas d’une augmentation de l’artificialisation, la dérogation pourra être accordée si le projet prévoit des mesures permettant de «compenser» les atteintes occasionnées par la réalisation du projet afin de restaurer de manière «équivalente» les fonctions écologiques ou agronomiques d’un sol.
Mais aucun outil n’est fourni pour permettre d’apprécier de façon objective l’équivalence de la compensation proposée. Un sol naturel depuis des décennies ne sera jamais équivalent à un sol récemment remanié et nouvellement planté. Comment peut être compensé l’arrachage d’un arbre de 25 ou 50 ans ? La plantation d’un jeune sujet en remplacement semble insuffisante au regard de la botanique et de l’écologie. Pour autant, rien n’est moins sûr en droit.
En l’état du texte, l’appréciation sera faite au cas par cas, par l’administration et éventuellement contrôlée par le juge administratif. Or, le métier de ce dernier est de lire les textes législatifs et réglementaires et de les appliquer. Cette tâche est rendue particulièrement difficile lorsque le texte est insuffisamment clair.
Le juge n’est pas un écologue capable d’apprécier la valeur écologique et agronomique d’un sol. La procédure de dérogation est également incomplète car les modalités de recours ne sont pas indiquées : quelle administration, quel juge serait compétent ?
Le décret est entré en vigueur dès le 15 octobre 2022 pour les demandes déposées à compter de cette date, laissant une marge de manœuvre quasi nulle aux porteurs de projets dont les dossiers étaient en cours de finalisation avant dépôt. Ils n’ont pas eu d’autre choix que de reprendre leur plume afin de solliciter une dérogation dont ils n’avaient nul besoin la veille. Une surprise cependant : les drives semblent échapper à ces dispositions dès lors qu’ils ne comportent aucune surface de vente. Il ne serait pas impossible que cet oubli puisse donner lieu à rectification dès lors que la loi ne semblait pas les exclure et qu’ils contribuent à l’artificialisation comme tout autre projet commercial.
En synthèse, il apparaît que la question des implantations commerciales cristallise l’attention de la population comme des élus, et c’est bien normal : c’est le commerce qui fait vivre la ville. Le maintien d’un contrôle de ces implantations paraît très important. Cependant, la multiplication des textes sur le sujet depuis près de quinze ans et l’insécurité juridique qui en a résulté a fermé la porte aux porteurs de projets les moins solides, a renchéri le coût des projets et a, par conséquent, appauvri la variété des concepts.
Le point commun de ces textes est la fragilité juridique de leur rédaction et la subjectivité des termes utilisés. Ils ont laissé une telle marge d’appréciation, que l’interprétation des juges a parfois conduit à un éloignement de la volonté du législateur, rendant nécessaire la réforme suivante. Déjà, nous avons eu l’écho de nouvelles réflexions en cours sur le sujet. Gageons qu’elles permettent de sécuriser cette matière passionnante qui anime la ville et la vie !
