Quand cela les arrange, les bailleurs aiment être des commerçants. C’est le cas en fiscalité, où les propriétaires d’immeubles veulent bénéficier des régimes de faveur réservés aux activités commerciales. Leur posture est alors diamétralement opposée à celle qu’ils présentent à leurs preneurs car ils veulent échapper à toute responsabilité commerciale. Une récente décision du tribunal administratif de Montpellier, passée sous un silence que l’on comprend bien, alimente un débat sur la responsabilité contractuelle bailleur-locataire et, au-delà, sur l’éternel débat de la propriété de la clientèle. Une discussion à couper le souffle !
Par Me Pascal Jacquot, avocat au Barreau de Paris (Fidal)
Un jugement récent du tribunal administratif de Montpellier montre cette inclinaison fiscale des bailleurs à se présenter comme des commerçants ; mais présente un intérêt bien plus large, car il définit le commerce, tel qu’il est exercé dans un centre commercial. En effet, pour pouvoir bénéficier d’un régime d’exonération de plus-values (1), la bailleresse a démontré qu’elle exerce, non pas l’activité de gestion d’immeubles, mais celle d’une véritable entreprise commerciale. C’est cette démonstration, validée par les juges administratifs, qui est particulièrement intéressante : elle repose sur la réalité économique d’un mall, réalité que ne sait toujours pas traiter le juge judiciaire – lequel continue à voir dans le propriétaire de centre commercial «un bailleur comme les autres» (2).
Pour retenir l’activité commerciale du bailleur à son sens prépondérante sur l’activité immobilière, le tribunal se fonde sur deux critères caractéristiques de tous les centres commerciaux. Le premier est la fameuse «clause recettes» présente dans les baux et par laquelle le bailleur est censé percevoir une partie du chiffre d’affaires du preneur, clause destinée à inciter les parties à œuvrer ensemble à la prospérité du centre commercial. Certes, sur le plan fiscal, le bailleur exerce alors une activité commerciale car il participe ainsi indirectement à la gestion de l’entreprise commerciale exploitée par le preneur. C’est pourquoi, fiscalement, les loyers perçus relèvent alors non plus des revenus fonciers, mais des bénéfices industriels et commerciaux (3). Toutefois, hors de ce particularisme fiscal, cette clause est sans incidence sur le plan de la qualification commerciale puisque percevoir un loyer même indexé sur le chiffre d’affaires reste une activité civile (4).
En revanche, le second critère est bien plus original et surtout pertinent pour les juristes : la fourniture de services aux locataires. Le tribunal en cite trois : le stationnement gratuit, les travaux d’aménagement et la promotion du centre. Mais, comme le montre son emploi de l’adverbe «notamment», il sait ces services bien plus nombreux. Il est impossible d’en dresser une liste exhaustive car propre à chaque site. Mais, on peut les présenter succinctement selon leur objet. Certains, matériels, consistent en la fourniture d’équipements communs (parkings, quais de chargement, espaces verts, galeries, escalators, toilettes publiques… ), de sécurité commune (gardiennage, réseau-incendie… ) et de règles de fonctionnement communes (livraisons, éclairage des vitrines, enseignes, affichages… ). D’autres sont plus directement commerciaux, que ce soit en termes d’offre (choix et gestion des locataires, des activités, des tailles, des réputations… ) ou de publicité (études de marchés, communication autour de la marque du centre, opérations promotionnelles… ). Bref, ces services sont suffisamment spécifiques et multiples pour qu’ils justifient non seulement des charges particulières, mais surtout un loyer supérieur à celui qui serait pratiqué pour des locaux voisins identiques en pieds d’immeubles. Par conséquent, le bailleur de centre commercial fournit de nombreux services rémunérés, ce qui définit l’activité commerciale selon l’alinéa 6 de l’article L. 110-1 du Code de commerce.
Il reste que cette activité commerciale de prestations de services est étroitement liée à l’activité civile de location. Pour qu’elle puisse l’emporter sur cette activité proprement immobilière, ces prestations de service ne doivent pas en être le simple accessoire, mais revêtir une importance propre. Par exemple, l’exploitation d’un camping est qualifiée d’activité commerciale, car les services fournis sont plus importants pour le campeur que la simple mise à disposition d’un emplacement qu’il pourrait trouver dans la nature (5). De même, le coworking est une activité commerciale car l’utilisateur n’y recherche pas particulièrement un bureau, mais davantage les services associés (mise à disposition de personnel d’accueil, d’ordinateurs, d’imprimantes, de photocopies, de Wifi, de ménage… ) (6). En réalité, l’activité de fourniture de services du bailleur de centre commercial est tout aussi prépondérante pour le preneur, lequel ne recherche pas tant la seule location d’une coque vide qu’il pourrait trouver en pied d’immeuble, mais des prestations qui lui permettront de générer davantage de chiffre d’affaires. Ces services sont d’ailleurs si indispensables au fonctionnement même du centre commercial que ce dernier périclite lorsqu’ils ne sont plus fournis. L’agonie du réputé mondialement connu Louvre des Antiquaires, au centre de Paris, en est une illustration récente. A l’évidence pour les praticiens, le bailleur de centre commercial exerce ainsi un métier à part, qui requiert des compétences (marketing, finances, design… ) et des investissements relevant davantage de la distribution que de la rente immobilière.
À QUI LA CLIENTÈLE ?
Mais ne peut-on pas aller plus loin que le simple constat de l’activité commerciale et considérer que le bailleur de centre commercial exploite en réalité, non pas un immeuble, mais un vrai fonds de commerce ? En vérité, la question est ancienne, même si elle est aujourd’hui oubliée. Dans un article paru en 1980, l’avocat Raymond Martin réfutait cette idée en avançant que «le centre commercial n’a pas de clientèle propre. Sa prétendue clientèle est l’addition des clientèles de tous les commerçants qui y exercent, y compris une grande surface. Les clientèles particulières se confortent l’une par l’autre, mais pas davantage que celles d’une rue commerçante.» (7). A l’opposé, son confrère Laurent de Panafieu soutenait que la clientèle appartenait au centre et non à ses locataires : «C’est au locataire de prouver que la clientèle n’est pas uniquement celle du centre commercial, mais qu’elle lui appartient en raison de ses investissements et de ses capacités à l’attirer, la maintenir et la développer» (8). Entre les deux thèses, le Professeur Jean Derrupé traçait une voie médiane en montrant que la clientèle des commerçants établis dans un centre commercial est «le fruit des efforts communs des deux partenaires» (bailleur/preneur), et «ne peut être considérée comme la propriété de l’un à l’exclusion de l’autre» (9).
TOUT COMME LA FRANCHISE
Il est frappant de constater à quel point les termes de ce débat sont strictement identiques à ceux ayant prévalu en matière de franchise jusqu’à l’arrêt Trévisan de 2002 retenant la coexistence de deux clientèles générant deux fonds de commerce : «si une clientèle est au plan national attachée à la notoriété de la marque du franchiseur, la clientèle locale n’existe que par le fait des moyens mis en œuvre par le franchisé (…) elle est créée par son activité, avec des moyens que, contractant à titre personnel avec ses fournisseurs et prêteurs de deniers, il met en œuvre à ses risques et périls» (10). Cette jurisprudence est aujourd’hui si acquise que plus personne ne songe à la remettre en cause. Or, la même solution pourrait parfaitement être rendue en centre commercial où la clientèle générée par le centre lui-même existe : ce sont ses visiteurs qui ne s’y rendent pas pour une seule boutique, mais qui sont au contraire attachés à la complémentarité des commerces pour leurs achats. Ce sont ces acheteurs qui viennent rechercher une expérience de chalandage spécifique à un lieu donné, dont l’attractivité transcende la diversité des enseignes.
Certes, ces chalands n’achètent pas les produits du bailleur, mais c’est ici indifférent car l’essentiel est que ces personnes lui procurent un revenu, ce qui est bien le cas. En effet, plus le flux est important, plus la part variable des loyers augmente et surtout, plus la prime sur la valeur locative est importante. Par conséquent, les visiteurs du centre sont bien une source de revenus pour le bailleur, ce qui est la définition même de la clientèle : un groupe de personnes offrant un revenu régulier à un exploitant. Au demeurant, cette clientèle est identifiée dans les études de marché auxquelles procède régulièrement le bailleur et dont il se prévaut vis-à-vis de ses locataires actuels et surtout potentiels.
Ayant généré une clientèle par son savoir-faire et ses prestations, le bailleur, gérant directement ou indirectement son centre commercial, maîtrise enfin de nombreux éléments d’attraction de cette clientèle, éléments qu’il peut céder à l’instar de tout détenteur d’un fonds de commerce. Tout d’abord, tous les centres commerciaux ont un nom que les bailleurs s’efforcent de protéger comme une marque. Ils ont ensuite leur propre fichier-clientèle permettant d’entretenir un lien direct avec les visiteurs les plus fidèles, lien matérialisé par divers avantages comme des cartes de fidélité, des coupons de réductions. .. Enfin et surtout, ils ont la totale maîtrise du lieu auquel cette clientèle est attachée, lieu pouvant être cédé à un acquéreur qui ne manquera pas de le valoriser sous la forme d’un droit au bail.
Bref, le bailleur de centre commercial possède donc bien un fonds de commerce, ce qui entraîne de nombreuses conséquences en droit, à commencer par une responsabilité propre.
En droit des baux, on connaît la jurisprudence constante de la Cour de cassation selon laquelle «à défaut de stipulation particulière, le bailleur n’est pas tenu d’une obligation de garantir la commercialité de la galerie marchande» (11). Autrement dit, la commercialité ne saurait être incluse dans les obligations d’un bailleur, à savoir celles définies à l’article 1719 du Code civil d’assurer la délivrance, l’entretien et la jouissance paisible de la chose louée.
Cette solution est particulièrement ferme puisque jamais un bailleur de centre commercial n’a accepté et n’acceptera d’insérer dans le bail type qu’il soumet la garantie contractuelle d’attractivité que suggère la Haute Juridiction par son usage de la formule précitée «à défaut de stipulation particulière». Mais, cette solution acquise en droit civil pourrait être différente si, à l’instar du juge fiscal de Montpellier, le bailleur de centre commercial n’était plus vu comme un simple propriétaire immobilier, mais davantage comme un commerçant, propriétaire d’un fonds de commerce. Ce ne serait effectivement plus l’article 1719 du Code civil qui définirait ses seules obligations, mais le Code de commerce, à commencer par son article L. 442-1 applicable à tous les commerçants.
Plus précisément ici, son I dispose : «Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé, le fait (…) 1° D’obtenir ou de tenter d’obtenir de l’autre partie un avantage ne correspondant à aucune contrepartie ou manifestement disproportionné au regard de la valeur de la contrepartie consentie. » En exigeant un loyer manifestement disproportionné par rapport aux services notamment commerciaux qu’il ne fournit pas ou plus, le bailleur de centre commercial engagerait ainsi sa responsabilité, sans que le preneur ait à démontrer une faute ou un comportement anormal, comme il doit le faire en responsabilité civile de droit commun. On voit immédiatement l’avantage probatoire déterminant donné par cet article applicable à n’importe quelle obligation et à toutes les étapes du bail (12), tant il est difficile pour ne pas dire impossible de démontrer la faute d’un bailleur asphyxiant ses preneurs pour les évincer à moindre coût et plus rapidement, dans le cadre d’une «restructuration» dont il tirera à terme un meilleur revenu. Mais ce n’est pas tout : cette responsabilité commerciale spécifique permet au preneur-victime non seulement d’obtenir réparation des préjudices subis, mais aussi de demander la restitution des avantages indus et même la nullité des clauses, voire du bail, illicites, car le but de ce texte d’ordre public est précisément de contrôler les déséquilibres, juridiques et surtout financiers.
Qualifier le bailleur de centre commercial de commerçant ne vient pas spontanément à l’esprit, mais correspond pourtant à l’objectif originel de tout centre commercial, celui d’un lieu où bailleur et preneurs font le pari commun d’une prospérité commerciale aux bénéfices partagés. Ce jugement du tribunal administratif, même s’il n’est qu’une décision de première instance (13), rafraichît ainsi des vieilles notions de droit commercial et ouvre donc des perspectives d’autant plus pertinentes que c’est un bailleur lui-même qui est l’auteur de cette démonstration sur le propre du Commerce, avec un grand «C», en centre commercial. Au regard de ces conséquences juridiques, on peut comprendre qu’il ne lui ait pas donné toute la publicité que ce jugement novateur mérite. Aux plaideurs maintenant de s’en emparer et d’en faire une jurisprudence autre que fiscale.
Notes
1. Celui de titres de participation détenus depuis plus de deux ans (article 209, Ia quinquies du Cgi).
2. Françoise Auque, Le bailleur de centre commercial : un bailleur comme les autres, Ajdi 2007, 536.
3. CE 28 mai 1984, n° 36308, DF 1984, n° 41, com. 1718, concl. Racine.
4. cf. Memento Droit commercial Francis Lefebvre, 2022, n° 207.
5. Cass. com. 13 novembre 1980, n° 79-14787.
6. cf. Droit et pratique des baux commerciaux, Dalloz action 2021/2022, n° 211.34.
7. R. Martin, Organisation juridique des centres commerciaux, Ann. loyers 1980, 889 : Cette approche reçut l’aval de la 3e chambre civile de la Cour de cassation aux termes d’un arrêt rendu le 27 novembre 1991 : «Un centre commercial n’exploite pas un fonds
de commerce et n’a pas de clientèle propre, distincte de celle des commerces qui y sont exercés.».
8. L. de Panafieu, le mythe de la propriété de la clientèle dans les centres commerciaux, Ajdi 2001, 1062.
9. J. Derrupé, la vie du centre commercial, Rdi 1994.565 citant un jugement du Tgi de Paris du 24 novembre 1992 publié à la Gaz. Pal. du 30 mars 1994, page 7, note de Belot et rendu en matière de franchise.
10. Cass. 3e civ. 27 mars 2002, n° 00-20732 ; Administrer 06/2002, p. 35, obs. Boccara ; D. 2002.1487 obs. Chevrier ; Jcp N° 2002.1575 note Auque ; Loy. et Cop. 2002, c.148, obs. Brault ; Rtd Com. 2002.457 obs. Saintourens.
11. Voir récemment 3e civ. 11 avril 2019, n° 18-12076 ; 23 janvier 2020, n° 18-19051 ; 15 décembre 2021, n° 20-14423.
12. Cet article peut être invoqué indifféremment «dans le cadre de la négociation commerciale, de la conclusion ou de l’exécution du contrat» (art. L. 442-1 Code de commerce).
13. A la connaissance de l’auteur, ce jugement serait aujourd’hui définitif, faute d’appel.
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Extrait du jugement rendu par le tribunal administratif de Montpellier du 27 janvier 2020, n° 1803441, Sas Bagest, Droit Fiscal 2020, n° 30, comm. 324, note Dinh.
«Si la location de locaux nus ne constitue pas, par nature, un acte de commerce, une telle opération peut toutefois revêtir un caractère commercial lorsque le bailleur a entendu, sous le couvert de la location consentie, participer indirectement à la gestion ou aux résultats d’une entreprise commerciale exploitée par le preneur. Il n’est pas contesté que les baux commerciaux étaient consentis moyennant un loyer annuel comportant une part fixe et une part variable déterminée selon les enseignes entre 5 et 10 % du chiffre d’affaires hors taxes réalisé par les sociétés preneuses et que les sociétés bailleresses participaient à la gestion commerciale du centre en contribuant, notamment, à la gratuité du stationnement automobile pour les clients, à la prise en charge de divers travaux d’aménagements et aux opérations destinées à promouvoir le centre commercial «Polygone Côte d’Azur». Ainsi, dans ces circonstances, les activités des Snc (bailleresses) revêtent un caractère commercial.»
