En termes de loyers Covid, la perte de la chose louée ne dispense pas plus de s’exonérer de son terme que la force majeure, l’imprévision ou la délivrance…, estime Me Dominique Cohen-Trumer. Mais pendant que les affaires reprennent, les procéduriers poursuivent leurs procédures, sans que les juges ne tranchent fermement. Leurs approches restent suspendues à une décision à venir de la Cour de cassation. En attendant d’y voir définitivement clair, si tant est qu’il en soit ainsi un jour, elle fait un point sur la jurisprudence récente déniant toute pertinence de la perte de la chose louée, de la force majeure, de l’imprévision ou de l’obligation de délivrance.
Par Me Dominique Cohen-Trumer, avocate au Barreau de Paris (Cabinet Cohen-Trumer)
Le Covid est là, mais nous avons croisé pire sur notre chemin depuis. Alors nous nous en accommodons comme d’un vieil ennemi apprivoisé. L’État a déversé ses millions, les affaires ont repris, restent les actions judiciaires, pour ceux des preneurs qui ont encore des arriérés locatifs. Et comme la Cour de cassation est demeurée pour l’instant taisante, les décisions des juges, tribunaux et cours d’appel sont notre boussole. Où en est-on ?
Le juge des référés est compétent en droit
Certaines décisions en référé estiment, avec les preneurs, qu’il y aurait contestation sérieuse pour savoir si ce que l’on a appelé les «loyers Covid» sont dus ou non compte tenu de la force majeure et autres arguments développés.
Sur ce point il faut revenir aux fondamentaux et notamment à l’article 12 du Code de procédure civile qui précise en son alinéa 1 : «Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables». L’article 4 du Code civil est quant à lui on ne peut plus clair : «Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice.»
Qu’un texte de loi soit sujet à interprétation ne constitue en rien une contestation sérieuse, ce qu’avait d’ailleurs rappelé la Cour de cassation aux termes de deux arrêts des 24 novembre 1998 et 24 juin 2009 (1), cassant deux ordonnances de référé qui avaient renvoyé au fond au motif qu’il existait une contestation sérieuse quant à l’interprétation de la loi. A supposer même que les articles 1104, 1722, 1719, 1218 et 1195 du Code civil nécessitent une quelconque interprétation. La Cour de Nîmes, statuant en référé le 4 mars 2022 (2) estime d’ailleurs que la force majeure et la destruction de la chose louée, invoquées par le preneur, ne constituent pas des contestations sérieuses.
La médiation, solution miracle ?
L’article 22-1 de la loi n° 95-125 du 8 février 1995, modifiée par la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 précise : «En tout état de la procédure, y compris en référé, lorsqu’il estime qu’une résolution amiable du litige est possible, le juge peut, s’il n’a pas recueilli l’accord des parties, leur enjoindre de rencontrer un médiateur qu’il désigne et qui répond aux conditions prévues par décret en Conseil d’État. Celui-ci informe les parties sur l’objet et le déroulement d’une mesure de médiation.» La partie mise en gras par nous de la phrase a été jetée aux orties.
De manière systématique devant certaines juridictions, cette injonction est donnée. Certains bailleurs institutionnels et certaines enseignes ont ainsi eu une cinquantaine de rendez-vous leur exposant les mérites de la médiation. Les médiateurs eux-mêmes sont dépités de devoir mobiliser du temps pour organiser des réunions (mêmes virtuelles) parfaitement inutiles et de manière non rémunérée.
La médiation est précieuse, utile et peut faire des miracles… Si les justiciables n’en sont pas dégoutés par avance, ce qui est le seul effet de ces injonctions systématiques et sans discernement aucun. C’est regrettable.
Comme est regrettable, par-dessus tout, le fait que la justice, dépourvue de tout moyen financier correct, soit ainsi empêchée de trancher les litiges que des justiciables lui soumettent.
Les loyers sont-ils dus ?
Il existe néanmoins quelques décisions. Il n’en sera pas fait un inventaire exhaustif, qui serait fastidieux, seules les plus récentes étant ici retracées.
A. La force majeure
Certains ont recouru à l’exception d’inexécution par le défaut de «délivrance et jouissance paisible du local commercial» consécutif à une situation de force majeure. L’article 1218 du Code civil (applicable aux contrats conclus à partir du 1er février 2016) prévoit : «Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur. Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat.
Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1.».
La Cour de cassation a estimé, le 16 septembre 2014, en un attendu de principe : «Mais attendu que le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure ; que par ce moyen de pur droit, l’arrêt se trouve légalement justifié ; que le moyen ne peut être accueilli» (3). Cette position a été reprise par les juridictions de fond presque unanimement.
– Le tribunal judiciaire de Paris a ainsi rappelé dans un jugement du 28 octobre 2021 (4) qu’il est «de principe que le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure. Ce moyen soulevé par la société Jean Simon sera donc rejeté».
– Position reprise par la cour de Paris le 24 février 2022 (5).
– En référé, la cour d’appel de Nancy, dans un arrêt du 9 février 2022 (6) adoptait la même position : «Il sera toutefois rappelé que le débiteur d’une obligation contractuelle de sommes d’argent inexécutée ne peut toutefois s’exonérer de son obligation de paiement en invoquant la force majeure dès lors que la condition d’irrésistibilité n’est pas réunie. Aucune impossibilité de paiement des loyers n’est à cet égard établie par l’appelante, les difficultés d’exécution dues aux mesures prises dans le cadre de la lutte contre l’épidémie n’étant pas de nature à caractériser une irrésistibilité. Dans ces conditions, faute de justifier d’une impossibilité d’exécuter son obligation de règlement des loyers, l’appelante sera déboutée de ce moyen de contestation.»
La force majeure ne peut pas exonérer du paiement des loyers Covid ni constituer une contestation sérieuse. L’argument n’est d’ailleurs plus soutenu que très mollement.
B. L’imprévision
L’article 1195 n’est cité que pour mémoire, tant il est peu évoqué.
Il précise : «Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.». Ce qui ne présente aucun intérêt pour les preneurs qui n’entendent pas payer les loyers.
L’alinéa suivant prévoit qu’à défaut, le juge peut mettre fin au bail. Mais comment résilier un bail alors que le changement de circonstances a pris fin ? Ce d’autant qu’il a été jugé que l’article 1195 ne s’applique pas aux baux commerciaux, outre le fait que les parties peuvent y déroger.
C. L’obligation de délivrance
Il s’agit là pour les preneurs d’invoquer l’article 1719 du Code civil qui fait obligation au bailleur :
«1° De délivrer au preneur la chose louée […] ;
2° D’entretenir cette chose en état de servir à l’usage pour lequel elle a été louée ;
3° D’en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail […]».
Et de soutenir que les périodes d’interdiction d’exploitation des commerces dits non-essentiels correspondent à des périodes durant lesquelles l’obligation de délivrance du bailleur a été prise en défaut. Dès lors, le bailleur n’exécutant pas son obligation, le preneur serait déchargé de la sienne. Cependant si l’on devait admettre que le bailleur a failli à son obligation de délivrance, se serait nécessairement par force majeure. Dont il a été rappelé qu’elle n’exonérait pas de l’obligation de paiement.
Au-delà, il paraît évident que les bailleurs, dans leur relation avec leurs cocontractants, n’ont jamais cessé de délivrer des locaux conformes à leur destination. Au fond, la plupart des décisions ont refusé de retenir l’argument.
– Le 12 février 2021, le tribunal judiciaire de Rouen (7) résumait ainsi la question en droit : «La société Gifi Mag soutient que son bailleur n’exécutant pas son obligation de délivrance, elle ne saurait être tenue du paiement des loyers. En l’espèce, le locataire a toujours eu la jouissance du bien loué. Il n’est pas démontré qu’il n’ait jamais cessé d’en posséder les clefs ou d’y stocker des marchandises. Cependant, il a été privé de la jouissance économique de son local c’est à dire de la possibilité d’exploiter celui-ci conformément à sa destination ce qui serait susceptible de relever d’une inexécution grave au sens de l’article 1219 du Code civil.
Cependant, le manquement à l’obligation de délivrance n’est pas imputable au bailleur. La fermeture administrative n’est ainsi pas en lien avec un quelconque manquement du bailleur qui aurait rendu le local inexploitable au regard de l’activité prévue au bail. Dès lors, le défaut de délivrance ne peut être reproché au bailleur et justifier le non-paiement des loyers pendant la période de fermeture administrative du magasin.»
– Aux termes de son jugement en date du 28 octobre 2021, le tribunal judiciaire de Paris tranchait dans le même sens.
– La cour d’appel de Paris, dans son arrêt précité du 24 février 2022 estimait de même : «C’est en vain que la société Thom invoque dans ses écritures l’exception d’inexécution ; en effet, en tant que bailleur, la Csi Lecrilud était débitrice de la seule obligation d’assurer à sa locataire le clos et le couvert et elle n’était nullement tenue d’assurer la chalandise des lieux, ni un chiffre d’affaires minimal, ni d’une façon plus générale une activité économique régulière ou suffisante pour lui permettre de dégager des bénéfices la mettant en mesure de régler les loyers, qui étaient donc bien dus.» En référé la cour de Douai adoptait la même position (arrêt du 10 février 2022).
D. La perte de la chose louée
Pour se soustraire au paiement des sommes dues, les preneurs invoquent encore les dispositions de l’article 1722 du Code civil, aux termes duquel : «Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n’est détruite qu’en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l’un et l’autre cas, il n’y a lieu à aucun dédommagement.». Ils soutiennent que cet article ne concerne pas seulement la perte matérielle du local mais également la perte de jouissance du local.
– Le tribunal judiciaire de La Rochelle, le 23 mars 2021 (8) a assimilé la fermeture administrative du fait des pouvoirs publics à une perte partielle de la chose louée sur le fondement de l’article 1722 du Code civil.
– La cour de Douai en a fait de même aux termes de deux décisions (9) suite à des appels de décisions du juge de l’exécution, estimant : «Dès lors, l’impossibilité dans laquelle elle s’est trouvée pendant la période en cause d’utiliser les lieux loués conformément à la destination convenue, s’analyse en une perte partielle de la chose justifiant qu’elle soit, au titre de cette période, dispensée du paiement des loyers, l’absence de faute du bailleur étant inopérante».
– Le juge des référés de Tours retenait également la perte partielle par décision du 14 décembre 2021 (10).
– La cour d’appel de Versailles statuant au fond a écarté pour sa part, par arrêt du 6 mai 2021 (11) l’application de l’article 1722.
– C’est également la position retenue par la cour d’appel de Paris, qui, par arrêt du 3 juin 2021 (12) écarte également l’application de l’article 1722, soulignant par ailleurs : «que le législateur a pris en compte les conséquences pour bailleurs et preneurs de la fermeture des commerces pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire, excluant de ce fait l’application à cette situation de l’article 1722 du Code civil».
– Le tribunal judiciaire de Paris, dans sa décision rendue en date du 28 octobre 2021, écarte également l’application de l’article 1722.
– La cour d’appel de Paris, dans l’arrêt précité du 24 février 2022, a statué dans le même sens en retenant que : «Ce texte ne peut être invoqué en l’espèce, puisque la débitrice ne peut invoquer une destruction du bien, lequel était en parfait état, ni même une impossibilité absolue et définitive de l’utiliser conformément à sa destination, dans la mesure où il résulte de ce qui précède qu’elle était en mesure d’ouvrir le magasin dès que la période de confinement a pris fin.»
– Statuant en référé, la cour d’appel de Nancy dans son arrêt du 9 février 2022 retient que «ces dispositions ne visent en conséquence que la situation de destruction totale ou partielle des lieux mais définitive, de la chose louée et ne sont donc manifestement pas applicables aux faits de l’espèce.»
– Ce qu’a retenu également la cour de Nîmes statuant également en référé le 4 mars 2022 (13), relevant que la fermeture administrative n’affecte pas les locaux eux-mêmes et que l’impossibilité d’exploiter a été limitée dans le temps.
– Tout comme le tribunal de Châlons-en-Champagne dans une décision du 1er mars 2022 (14).
Seul l’article 1722 et la possibilité de l’appliquer aux situations crées par les interdictions d’exploitation semble donc encore diviser la jurisprudence. La Cour de cassation sera sans doute appelée à trancher cette ultime question. On peine néanmoins à imaginer un pays où tous les locaux commerciaux seraient considérés comme détruits… pour un temps.
L’article 1722 pour sa part ne fait aucune mention ni ne se réfère pour son applicabilité à une quelconque notion de durée. La perte est totale ou partielle, elle n’est jamais temporaire ou définitive, la temporalité n’étant pas prise en compte. Ajouter à la loi, c’est ce qu’a refusé de faire la cour de Paris et les autres juridictions citées.
Quant aux aides versées par l’État pour que les commerçants puissent faire face au paiement des frais fixes, des loyers, devront-elles être remboursées par les preneurs à l’État si les loyers sont considérés comme non dus ?
Notes
1. Cass. civ. , 24 novembre 199 8, n ° 96-44.111 ; Cass. civ. , 24 juin 20 0 9, n° 0 8- 42.116.
2. Cour, Nîmes, 2e Chambre, Section B, 4 m ars 2022, n ° 21/01389.
3. Cass. com. , 16 septembre 2014, n° 13-20. 30 6.
4. TJ Paris, 18e C h., 2e section, 28 octobre 2 0 21 , RG n ° 16/130 87 .
5. Paris, Pole 1 Ch. , 0 1 24 février 2022, RG n ° 21/0714 0.
6. Nancy, 5e Ch. , 9 février 2022, RG n° 21/01758.
7. TJ Rouen, 12 février 2021, RG n° 20/04228.
8. Tribunal judiciaire de L a Rochelle, 23 m ars 2 0 21, n ° 20 /02428.
9. Cour d’ appel de Douai, Chambre 8, section 3, 16 décembre 2021, n° 21/03259 ; Cour d’ appel de Douai, Chambre 8, section 3, 3 m ars 2022, n ° 21/03917.
10. TJ Tours, 14 décembre2021, RG n° 21/20352.
11. Versailles 12e Ch. , 6 mai 2021, RG n° 19/0 8848.
12. Paris Pole 1 Ch. 10, 3 juin 2 0 21, RG n° 21/01679.
13. Nîmes 2e Ch. Section 1 , 4 mars 2022, RG n ° 21/01388.
14. TJ Ch âlons- en Champagne, 1er mars 2022, RG n ° 21/0 0 415.
> Lire l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris du 24 février 2022
