Les sanctions décidées par l’Autorité de la concurrence envers trois fabricants de lunettes, convaincus d’avoir organisé une police des prix, enseignes incluses, sont toujours aussi sévères. Mais il y a de quoi s’interroger. Ce que fait le projet de règlement européen d’exemption aux ententes verticales.
Son l’analyse d’impact reconnaît en particulier que les ventes en ligne s’étant érigées en canal de vente performant, il n’est peut-être plus indispensable de les protéger de façon particulière. Un assouplissement serait ainsi attendu, notamment la tolérance du double prix de gros pour Internet et pour les magasins.
Par Me Jean-Louis Fourgoux, avocat aux Barreaux de Paris et Bruxelles (Fidal)
Le 22 juillet 2021, l’Autorité de la concurrence a condamné trois fabricants de lunettes solaires et des montures de lunettes de vue, à hauteur de 125.804.000 euros, dont 125,1 pour Luxottica, pour avoir pendant plus de 9 ans limité la liberté tarifaire des distributeurs et fait obstacle à la vente sur Internet par les points de ventes agréés (Décision 21D20). Onze autres entreprises échappent de justesse à la condamnation pour prescription ou absence de preuve dans un dossier qui trouve son origine dans des visites et saisies remontant à 2009 !
L’Autorité sanctionne au titre du grief relatif à l’entente sur les prix les sociétés Luxottica, Logo et Lvmh, pour avoir inséré des clauses dans les contrats de licence et de distribution sélective, prévoyant un encadrement des prix et des promotions pratiqués, en diffusant des prix conseillés et en adoptant des mesures de rétorsion. Cette analyse s’inscrit parfaitement dans le règlement nº 330/2010 qui comporte en son article 4 a) une incompatibilité d’exemption pour les accords de distribution qui ont pour objet «de restreindre la capacité de l’acheteur de déterminer son prix de vente, sans préjudice de la possibilité pour le fournisseur d’imposer un prix de vente maximal ou de recommander un prix de vente, à condition que ces derniers n’équivaillent pas à un prix de vente fixe ou minimal sous l’effet de pressions exercées ou d’incitations par l’une des parties».
Cette restriction de concurrence parfois qualifiée de clause noire, vise à laisser au distributeur la capacité de fixer en toutes circonstances avec la seule limite des prix maxima ou conseillés qui sont tolérés dans l’intérêt du consommateur mais qui ne doivent pas devenir un prix unique au sein du réseau. En clair, il est proscrit pour le fournisseur de s’immiscer activement dans la politique tarifaire de ses revendeurs et de faire la police des prix au sein du réseau (Droit du marché numérique, L. Arcelin et JL. Fourgoux LGDJ/Lextenso, 2021, n° 330).
La décision mentionne pour Luxottica que le fournisseur avait diffusé à ses distributeurs des prix «conseillés» et les avait incités à maintenir un certain niveau de prix de vente au détail de ses produits (pt. 675). En particulier, Luxottica a conclu, avec ses distributeurs, des contrats de distribution sélective qui étaient interprétés comme interdisant certaines pratiques tarifaires lors de la vente au détail, notamment les remises et promotions. En outre, Luxottica a imposé à ses distributeurs certaines restrictions quant à la publicité réalisée sur les prix. Luxottica a également organisé la surveillance des prix de vente au détail, en sollicitant l’aide de ses distributeurs (pt. 736). Luxottica est enfin intervenue auprès des distributeurs qui n’appliquaient pas ses consignes tarifaires (pt. 689) et a sanctionné ceux qui persistaient à ignorer ses incitations en retardant les livraisons de leurs magasins (pt. 698), ou encore en leur retirant l’agrément nécessaire à la distribution de certaines de ses marques (pt. 705).
L’adhésion des distributeurs à ces pratiques a été soulignée même si les distributeurs importants comme Alain Afflelou, GrandVision, Krys Group Services SA, Optical Center, échappent aux sanctions dans ce dossier. Sur ce grief le groupe Luxottica se voit condamné le plus lourdement à 124.477.000 euros en raison notamment de la durée de l’infraction.
Quant aux ententes verticales par lesquelles les fournisseurs auraient interdit à leurs détaillants agréés de vendre en ligne les lunettes solaires et les montures de lunettes de vue, l’Autorité sanctionne les sociétés Chanel, Luxottica et Lvmh, estimant que les clauses des contrats de licence conclus, d’une part, entre Chanel et Luxottica, d’autre part, entre LVMH et Logo, de même que celles des contrats de distribution sélective conclus entre Luxottica et ses distributeurs agréés pour les marques Chanel, Prada, Dolce&Gabbana et Bulgari constituaient des restrictions anticoncurrentielles par objet et caractérisées, qui ne pouvaient faire l’objet d’une exemption, catégorielle ou individuelle.
Cependant, comme l’interdiction de la vente en ligne n’a pas été appliquée de manière systématique et compte tenu du faible développement des ventes en ligne des montures de lunettes d’optique et des lunettes de vue, le dommage à l’économie a été jugé très limité et les sanctions sur ce grief plus modestes.
Dans un secteur différent l’Autorité a plus récemment, condamné un fabricant de caméra vidéo et ses grossistes pour avoir encadré contractuellement la diffusion des prix affichés mais sans système de surveillance et restreint la vente sur Internet à un montant total de 1,4 million (Décision 8 Novembre 2021 21D26 Mobotix).
Cette persistance et cette sévérité de l’Autorité face aux réseaux interrogent. En effet, l’évaluation (ou l’analyse d’impact) du projet de réforme du règlement 330/2010 a montré que les ventes en ligne se sont érigées en un canal de vente performant, de sorte que, pour la Commission, il ne paraît plus nécessaire de les protéger de manière particulière.
Le projet vise à assouplir les conditions de commercialisation sur Internet en prévoyant que les têtes de réseaux pourraient adopter un système de double prix. Le double prix est le fait de faire un prix de gros pour les produits revendus en ligne, et un prix de gros pour les produits revendus en magasin. Il était jusqu’alors une restriction caractérisée car il était conçu comme une entrave indirecte à la revente par Internet. Par exception, il était admis, à condition que le fournisseur prouve que la vente en ligne lui créait des frais supplémentaires, par exemple une augmentation du service après-vente du fournisseur. La Commission admet aujourd’hui le double prix, sous certaines réserves (§195)
En outre, le projet de lignes directrices envisage d’abandonner le principe d’équivalence de la vente en ligne dans le cadre d’un système de distribution sélective : les critères imposés par les fournisseurs pour les ventes en ligne ne doivent plus nécessairement être globalement équivalents à ceux imposés aux points de vente, ces deux canaux étant de nature intrinsèquement différente (§221 du projet de lignes directrices).
Mais surtout le contrôle des prix affichés pourrait être assoupli. En l’état, le projet considère que «des politiques de prix minimaux affichés («Pma»), interdisant aux détaillants d’afficher des prix inférieurs à un certain niveau fixé par le fournisseur, peuvent également constituer une imposition de prix de vente, par exemple lorsque le fournisseur sanctionne les détaillants qui ont fini par vendre au-dessous des Pma respectifs, leur impose de ne pas proposer de remises ou les empêche d’informer que le prix final pourrait être différent du Pma qui lui correspond» (§194). A défaut de sanctions ou d’interdiction de prix inférieurs aux prix affichés, le prix imposé ne serait alors plus caractérisé.
Ainsi, le débat sur le contrôle des prix et sur la vente par Internet dans les réseaux sera peut-être relancé par la Commission européenne pour atténuer la sévérité française. Pour une fois, la liberté pour les réseaux sera peut-être renforcée par Bruxelles mais dans l’attente, prudence pour les enseignes, pour éviter les lourdes sanctions !
