Il y a le droit, et il y a la vie, celle qui fait des individus non pas des numéros d’articles de loi ou des morceaux de jurisprudence. La crise inédite que nous traversons rappelle fort justement que les hommes sont des êtres de chair et de sang et qui peuvent mourir… tout comme leurs entreprises, privées de chiffre d’affaires et acculées au paiement du loyer. Certains bailleurs l’ont compris, certains magistrats également. D’autres pas. Mais, au bout du compte, et vu les aides de l’Etat : qui doit payer ?
Par Me Gilles Hittinger-Roux, avocat au Barreau de Paris (Cabinet HB & Associés)
La cour d’appel de Paris, par son arrêt en date du 30 juin 2021, a infirmé l’ordonnance de référé du tribunal de commerce en date du 28 octobre 2020, qui avait condamné la société Buffalo Grill au paiement des loyers, pendant la période du confinement. La provision allouée au bailleur, la société Svanskasagax, en première instance, était de 943 959.34 € TTC.
Le fondement juridique retenu par la cour pour infirmer la décision est le suivant. Aux termes de l’article 1722 du Code civil, «si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n’est détruite qu’en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l’un et l’autre cas, il n’y a lieu à aucun dédommagement».
Il est constant que la destruction de la chose louée peut s’entendre d’une perte matérielle de la chose louée mais également d’une perte juridique, notamment en raison d’une décision administrative, et que la perte peut être totale ou partielle, la perte partielle pouvant s’entendre de toute circonstance diminuant sensiblement l’usage de la chose. La perte partielle de la chose louée n’est pas nécessairement définitive et peut être temporaire.
En l’espèce, la société Buffalo Grill a subi une perte partielle de la chose louée puisqu’elle n’a pu ni jouir de la chose louée ni en user conformément à sa destination pendant la période de fermeture administrative concernée, l’absence de toute faute du bailleur étant indifférente. A cet égard, la société Buffalo Grill fait valoir à juste titre que les locaux loués se trouvant le plus souvent au bord des routes et rarement en agglomération, la vente à emporter n’a pu à l’évidence compenser, même partiellement, l’absence de fréquentation des lieux par la clientèle qui ne s’est guère déplacée de plusieurs kilomètres pour acheter des plats tels que des steaks grillés, se prêtant mal de surcroît à la vente à emporter.
Cette décision est l’occasion de mesurer le rôle du juge face à une situation inédite (I) et d’analyser le droit et sa contrainte (II).
I. Le juge et la norme
A. Un jeu de somme nulle
Dès la déclaration du Président de la République, nombreuses furent les foncières qui mirent en place la suspension des loyers pendant la crise sanitaire. Le premier qui a marqué son attachement à l’effort national fut Philippe Journo, président de la Compagnie de Phalsbourg. Il fut suivi par de très nombreux opérateurs que ce soit privés ou publics.
Il est à noter que ce sont bien souvent les foncières d’origine étrangère qui ont pris l’initiative d’une suspension ou d’une exonération. Tous étaient conscients qu’en l’absence de chiffre d’affaires, il était impossible de réclamer le paiement d’un loyer.
En somme, 3 mois, 4 mois, 6 mois de loyers en moins, au regard d’un bail de 9 ans (avec 108 mois de loyers), tout ceci ne nécessitait pas un conflit. Les principes philosophique et juridique de l’éminent professeur Jean Carbonnier : «Le droit n’existe pas pour ceux qui s’aiment» ont trouvé application.
B. Le Code de la bonne conduite
En dehors du droit, il existe une certaine forme de règle d’honneur ou code de bonne conduite qui trouve à s’appliquer dans un cercle où tout le monde se connaît. Il s’agit pour chacun de respecter certains comportements sans pour autant prendre de nouvelles obligations juridiques.
C’est dans cet esprit que le deuxième trimestre 2020 a rapidement été abandonné par les bailleurs, les preneurs de leur côté s’engageaient à régler les charges courantes. Les parties n’ont pas voulu construire un «système juridique comportemental», il s’agissait d’appliquer le vieil adage latin «de minimis non curat praetor» ; il n’y a donc pas lieu de saisir le juge pour gérer certains litiges.
Finalement, le gouvernement retenant des mesures fiscales particulières au regard de l’abandon de créances et de sa déductibilité, il paraissait nécessaire de mettre en place une kyrielle de protocoles. Sans cette incitation fiscale, la loyauté suffisait.
C. La frénésie procédurale
Ressentiment, vengeance ou tout simplement appât du gain, dès la fin du confinement, c’est une avalanche de commandements visant la clause résolutoire ou de payer qui a fait le bonheur des huissiers. En effet, comme l’évoque une partie de la doctrine, «les bailleurs continuent à se prendre pour des Seigneurs, voire des « Saigneurs ».»
D’un autre côté, certains cabinets d’avocats entendaient nourrir le feu du conflit en proposant aux preneurs, notamment «un kit Covid» contre les propriétaires. Il ne fallait être cartomancien pour imaginer la multiplication des contentieux et l’engorgement des juridictions.
C’est dans ces circonstances que j’avais pris l’initiative d’alerter la Garde des Sceaux par ma lettre du 1er avril 2020. La société Svanska-sagax s’est inscrite dans ce scénario. En effet, elle avait été informée, le 30 mars 2020, par le locataire, de sa demande de suspension de paiement. Immédiatement, le bailleur avait refusé la proposition et mis en place une mise en demeure, accompagnée d’une saisie-conservatoire dès le 11 mai 2020.
Malgré la mobilisation générale, décrétée par le Président de la République, il a été constaté que le comportement vertueux n’était pas respecté et c’est dans ces circonstances qu’en «application de la loi du 23 mars 2020, l’ordonnance du 25 mars 2020», a retenu «la suspension des intérêts, des pénalités ou des mises en œuvre de la clause résolutoire pendant la période d’état d’urgence sanitaire qui a couru entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020».
D. Un communiqué de presse incongru
Par une décision en date du 10 juillet 2020, le président du tribunal judiciaire a cru bon de délivrer, le 15 juillet 2020, à tous les professionnels sa position sur les loyers «dits Covid» : «Le tribunal écarte cette argumentation, relevant que cet article 4 interdit l’exercice de voies d’exécution forcée, mais ne suspend pas l’exigibilité du loyer qui peut être spontanément payé ou réglé par compensation, si le bailleur est, de son côté, redevable de certaines sommes à son locataire. Le tribunal retient en outre que, les contrats devant être exécutés de bonne foi selon l’article 1134 devenu 1104 du Code civil, les parties sont tenues, en cas de circonstances exceptionnelles, de vérifier si ces circonstances ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives.»
En fait, ce communiqué permettait à chaque belligérant de se maintenir dans sa position. Le bailleur avait la confirmation que les loyers étaient exigibles pendant ladite période bien qu’il faille, en raison des circonstances, trouver des solutions adaptées. Les conseils des bailleurs considéraient qu’une mensualisation du loyer et/ou d’un étalement étaient bien suffisants pour répondre à cette situation de crise.
Les conseils des preneurs étaient bien insatisfaits, d’autant que certains ont même évoqué la notion de «sabotage ou sabordage ?» à l’égard du jugement du 10 juillet 2020. En tout état de cause, les deux qualités qui sont habituellement retenues d’un commentaire étaient absentes :
– une transparence qui rende le jugement plus clair que nature ;
– un pouvoir d’invention qui mette en exergue des développements inédits.
E. Des motivations inadaptées
Confrontés à cette situation totalement inédite, les conseils des preneurs ont puisé dans la théorie générale des obligations, afin de trouver une solution à l’égard des bailleurs intransigeants. C’est dans ces circonstances qu’il a été proposé aux magistrats de retenir l’obligation de délivrance, la force majeure, le fait du prince, la destruction de la chose louée.
Des juges se sont autorisés à certaines libertés quant à la rédaction ou à la motivation des décisions. A titre d’exemple, le tribunal de commerce de Paris, dans le dossier de Buffalo Grill, s’est autorisé à indiquer : «une entreprise qui a commencé «les hostilités» sans rechercher préalablement une quelconque négociation avec le bailleur, même si l’enseigne Buffalo Grill et le décor intérieur des restaurant peut rappeler les westerns américains».
Plus encore, la cour d’appel de Riom, le 2 mars 2021, s’est autorisée à retenir dans sa motivation : «Cette mesure de fermeture n’affectant pas les lieux loués mais le fonds de commerce, le locataire conservant la possibilité de sous louer, de stocker sa marchandise, de faire des travaux d’amélioration ou de rénovation».
Il est certain qu’en pleine pandémie – alors que nous ne pouvions pas nous déplacer – sous-louer selon la cour était possible ; mais à qui ? un loyer commercial a-t-il la même valeur qu’un loyer de stockage ? enfin, les entreprises de travaux étaient, elles-mêmes, fermées : comment procéder à de l’amélioration, de la rénovation ?
Ces juges ont vraisemblablement repeint leur appartement ou travaillé leur jardin, mais pas nécessairement le droit des baux commerciaux. La rançon de la médiocrité est d’être vite oubliée.
II. Le droit et la contrainte
Quelles que soient les conditions du contrat de bail commercial, le contrat reste une convention où l’aléa demeure. Pour l’une, comme pour l’autre partie, il s’agit d’une projection dans le futur avec un espoir de gain : pas forcément collectif, mais l’intérêt de l’un doit se retrouver dans l’intérêt de l’autre. C’est un pari positif sur l’avenir.
Pour l’immobilier commercial, la valeur de l’actif immobilier côté propriétaire est bien évidemment le loyer payé par le locataire. De cet équilibre se concrétise l’existence d’un taux de capitalisation qui sera le référent, en premier lieu pour le financement de l’opération, puis en cas d’une éventuelle cession.
Le sujet est donc bien plus vaste que le conflit de 3 ou 6 mois de loyers, au regard des milliards d’euros générés par les foncières ou par les sociétés de distribution. L’enjeu est aussi sociétal que social. Nombreux sont les magistrats qui ont très rapidement intégré cette donnée économique.
A. Le refus de statuer : le non-droit
Très vite, les juges ont refusé de rendre des décisions. Ils ont compris qu’il fallait, au préalable, gérer les calendriers. Ainsi, les juges de référés se sont autorisés à considérer qu’il existait des contestations sérieuses ou même d’imposer la médiation. Dans ce dernier cas, les juges redonnaient le sens de l’équilibre aux parties elles-mêmes. Ces juges ont bien compris «que l’excès de droit peut tuer le droit» et qu’il est donc indispensable, pour protéger le droit, de ménager des espaces où la contrainte cesserait de s’appliquer. Les décrets qui ont été pris, au cours et immédiatement après le confinement, sont bien dans cet esprit.
Ce dispositif de «non-droit» est finalement bien connu et rappelé par la presse et les médias avec la trêve hivernale. Pendant cette période, aucune expulsion des locataires n’est possible. Depuis toujours, les lieux de culte ont été des «lieux d’asile». Il est certain qu’en fin de période, les mécanismes de contraintes retrouvent leur pleine efficacité mais pendant ce laps de temps des solutions peuvent être trouvées.
C’est la raison pour laquelle, les décisions susvisées ont été particulièrement maladroites et ne répondaient pas à la crise sociale que nous avons connue. Pour certains, la jurisprudence est une simple «autorité» et son action s’accomplit aux dépens du justiciable qui peut être qualifié de «cobaye» d’une expérimentation aléatoire.
On ne peut que regretter que les magistrats n’aient pas utilisé leurs larges pouvoirs d’interprétation, en appliquant la force majeure à cette situation où la France et le monde entier étaient paralysés. Utiliser une jurisprudence en matière de caution, c’est-à-dire sur un contrat unilatéral pour écarter la force majeure n’est pas raisonnable.
L’arrêt du 16 septembre 2014, n° 13-20306, avait été critiqué lors de sa publication par l’ensemble de la communauté des juristes et se trouve aujourd’hui comme justificatif permettant d’écarter la force majeure. Ainsi de nombreuses décisions retiennent la motivation suivante «le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée, ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure».
Si la décision de la Cour de cassation doit être la «référence» pendant la crise sanitaire que nous avons subie, il faudrait dorénavant supprimer dans les manuels de droit ce chapitre qui relève du mythe ou de l’utopie car jamais la force majeure ne pourra s’appliquer.
B. Le sens du droit
Les praticiens du droit savent que cette discipline correspond à une sanction sociale mais pas nécessairement à une contrainte sociale. En effet, le droit ne peut s’opposer à des règles éthiques, notamment à des règles morales ; à défaut, la norme deviendrait permissible. C’est dans ces circonstances que des juridictions retiennent l’application de l’article 1722 du Code civil.
Les premières décisions émanent des juridictions de province où le bon sens n’est pas un affront :
– TJ La Rochelle du 23 mars 2021, n° 20/02428 ;
– TJ Toulouse du 1er juillet 2021, n° 21/02415.
La cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 30 juin 2021, a entendu donner tout son sens à l’article 1722 du Code civil, ne se limitant pas à la perte matérielle mais en élargissant à la perte juridique. Les magistrats ont, bien évidemment, rappelé «l’absence de toute faute du bailleur étant indifférente» afin de cerner au mieux la situation.
La cour s’est même autorisée à expliquer l’activité du preneur, à savoir la restauration mais aussi son type d’implantation «… la société Buffalo Grill fait valoir à juste titre que les locaux loués se trouvant le plus souvent au bord des routes et rarement en agglomération, la vente à emporter n’a pu à l’évidence compenser, même partiellement, l’absence de fréquentation des lieux par la clientèle qui ne s’est guère déplacée de plusieurs kilomètres pour acheter des plats tels que des steaks grillés se prêtant mal de surcroit à la vente à emporter».
C’est avant tout ce type de motivation qui fait l’acceptation d’une décision dans la mesure où les juges s’inscrivent dans le quotidien des justiciables. Il faut souligner que le jugement rendu le 1er juillet 2021 par le tribunal de Toulouse avait fait de même en entrant dans le calendrier de fermeture de la salle de sport et en détaillant les périodes qui permettaient de diminuer le prix du loyer.
Il s’agit de revenir sur l’application de la justice distributive et non pas celle qui s’arque-boute sur des principes, tels que la force obligatoire du contrat.
C. Un fétichisme inutile
En cette période où le bail commercial était agité, la vertu s’est retournée au profit des bailleurs en rappelant que le fondement de l’alliance est le respect de la parole donnée. Certains s’autorisaient à rappeler la formule traditionnelle, «on lie les bœufs par les cornes et les hommes par la parole».
Dès lors, le refus de payer le loyer devenait une atteinte aux principes du contrat et toutes mesures, telles que prétendre à la force majeure ou à l’imprévision, allaient entraîner la disparition du contrat. Nombreux confrères, en attente de la fin du confinement, se sont donc autorisés à reprendre la plume et à s’ériger en vestale de la règle «pacta sunt ser vanda» .
Compte tenu de la situation, bien évidemment, il vaut mieux adapter le contrat plutôt que d’aller sur une résiliation. Le grand juriste du XIXe siècle, Planiol évoquait l’absurdité logique de la force obligatoire du contrat et considérait que la convention doit demeurer un vecteur économique avant d’être une compilation d’obligations. La vertu a de nombreuses facettes et revendiquer cette qualité peut être suspicieuse.
D. Le droit et les chiffres
Sans violer la confidentialité des médiations, il est à constater que très souvent les parties partagent le coût de ces fermetures administratives en retenant 50/50 avec, en réduction pour le preneur, les subventions ou aides dont il a pu être bénéficiaire. L’application du dernier décret en date du 16 novembre 2021 devrait ainsi permettre de couvrir pour partie les loyers dits «Covid» du 1er trimestre 2021.
Ceux qui refuseront le soutien de l’État, que ce soit preneur ou bailleur, s’excluront du système et tôt ou tard se trouveront confrontés à la logique du marché, en dehors même de la crise sanitaire. Ces locataires seront soit en procédure collective, soit s’arrêteront d’eux-mêmes. Concernant les bailleurs qui auront refusé l’effort national et qui seront restés dans la logique judiciaire, il est possible de s’interroger sur la mise en place d’une taxation particulière. En effet, la crise aura coûté des milliards à l’État, c’est-à-dire à nous-mêmes. Il est insupportable que certains puissent profiter de la crise et des deniers publics.
Lors de la grande sécheresse de 1976, un impôt particulier avait été mis en place. Le Président Valéry Giscard d’Estaing avait retenu la formule «après la calamité nationale doit succéder la solidarité nationale». Une taxation de 10 % avait été retenue sur l’impôt ; une taxation complémentaire de 10 % sur les loyers de ladite période, pour ceux qui n’auraient pas trouvé un accord avec les locataires, pourrait trouver application.
La vertu fiscale peut être particulièrement prophylactique.
> Lire l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 30 juin 2021
> Lire également le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Paris le 3 septembre 2021
