Bailleurs et preneurs n’ont pas fini de danser la valse des loyers Covid. Force majeure, imprévision, exception d’inexécution, bonne foi, perte de la chose louée… le tempo et les arguments sont maintenant connus. Le dernier triomphe actuellement côté preneurs. Ce n’est pas pour autant que la danse est terminée, explique Me Pascal Jacquot qui s’est livré depuis l’origine des restrictions administratives à une compilation des décisions, motivations des cours à l’appui, particulièrement instructive pour la gestion jurisprudentielle de ces conflits.
Par Me Pascal Jacquot, avocat au Barreau de Paris (Fidal)
Après la valse des règlements (1), le rock des tribunaux : la crise sanitaire aura poussé le couple bailleur-preneur sur une piste de danse très glissante où la musique ne cesse plus de jouer. Plus de 100 décisions ont été rendues en 15 mois et la cacophonie va se poursuivre puisque la Cour de cassation n’a pas donné sa mesure comme elle avait l’opportunité de le faire, le 5 octobre dernier (2). Toutefois, que ce soit en exécution, en référé ou au fond, où que ce soit à Paris, Bordeaux ou Lille, un consensus se dégage pour dorénavant écarter trois temps sur les cinq.
Premier temps à oublier : la force majeure (3). Toutes les décisions aujourd’hui (4) reprennent le motif de l’arrêt de la Cour de cassation du 16 septembre 2014 selon lequel : «le débiteur d’une obligation de paiement d’une somme d’argent ne peut pas s’exonérer de cette obligation en invoquant la force majeure (5)». Pour les juges, seule une impossibilité absolue de payer, comme une panne informatique empêchant l’exécution du virement, constituerait un cas de force majeure. Sinon, il est toujours possible de trouver de l’argent, par les aides, le crédit… ou le dépôt de bilan.
Deuxième temps inopérant : l’imprévision. Rarement invocable (6), ce mode de révision du loyer suppose de toute manière de continuer à verser ce loyer tout le temps de la procédure (7) et ne peut donc pas empêcher son paiement intégral (8).
Troisième temps, systématiquement claironné et dorénavant muet : l’exception d’inexécution (9). Je n’ai pas à payer de loyer tant que sa contrepartie, la jouissance paisible (10) du local n’est pas fournie. Jusqu’en mars 2021, ce raisonnement intuitif était considéré comme sérieux par un juge sur quatre, ce qui n’était pas négligeable, mais cela était provisoire, dans l’attente d’une décision au fond. Désormais, il est systématiquement écarté, au motif que «le trouble de jouissance résultant des mesures sanitaires n’est pas garanti par le bailleur, car la chalandise des lieux loués et la stabilité du cadre normatif dans lequel s’exerce l’activité du preneur ne sont pas une obligation du bailleur» (11). En effet, l’exception d’inexécution est dépendante des agissements de l’autre partie puisque c’est, par définition, un moyen de contrainte pour inciter l’autre partie à exécuter son obligation (12). Or, le fait de ne pas payer le loyer ne peut pas forcer le bailleur à permettre la pleine jouissance du local puisque son action n’a pas plus d’effet que celle du preneur sur les mesures administratives qui gênent cette jouissance. Pour les juges, l’exception d’inexécution est maintenant sans objet.
C’est au quatrième temps que les instruments entament réellement leurs notes mais pas forcément ensemble, car la bonne foi est autant l’apanage des preneurs que des bailleurs. Sur le principe, la bonne foi pourrait entraîner l’obligation pour les parties de «vérifier si les circonstances ne rendent pas nécessaires une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives» selon un même motif repris dans 15 décisions au moins. Cependant, le juge des référés de Strasbourg rappelle aussi que la bonne foi n’autorise pas le juge à porter atteinte à la substance même des droits et obligations des parties (13). Surtout, l’appréciation de la bonne foi se fait au cas par cas, les tribunaux qui la retiennent, examinent les comportements de chacun, s’il y a eu des tentatives de rapprochement, si les bailleurs ont proposé des mesures d’accompagnement, si les preneurs ont justifié de leurs difficultés… d’où une quasi-égalité de chances de succès, pour les bailleurs comme pour les preneurs.
Dorénavant, le temps dominant, le cinquième, autour duquel se figent aujourd’hui les corps des bailleurs et des preneurs est la «perte de la chose louée», ou plutôt la lecture que pourrait donner la Cour de cassation de l’article 1722 du Code civil, si l’on en croit quelques arrêts anciens de la Haute juridiction. Cet article 1722 règlemente effectivement la destruction matérielle du local par cas fortuit, c’est-à-dire par un événement inopiné et extérieur aux parties, comme un incendie dont on ne connaît pas l’auteur. Il est donc nécessaire d’opérer une triple extension des termes de cet article pour l’appliquer aux loyers Covid : d’abord assimiler la destruction physique à l’impossibilité d’exploiter son activité, ensuite le cas fortuit aux mesures sanitaires et enfin, la destruction d’une partie des locaux (dans l’espace) à la perte de jouissance momentanée (dans le temps). Pourtant, deux juridictions sur trois ont suivi ici les preneurs, même si «seulement» 50 % des décisions au fond leur ont donné raison, ce qui reste, et de loin, le meilleur taux de succès pour eux.
En définitive, même si le rock à cinq temps tend à devenir ainsi un vrai tango à deux temps, le couple de danseurs bailleur-preneur n’a qu’une chance sur deux de finir seul ; un même jury musical pouvant, le même jour, rendre deux verdicts en sens contraires, à l’instar de la cour d’appel de Versailles, le 6 mai dernier (14). C’est dire à quel point l’aléa judiciaire n’a peut-être jamais été aussi important.
Le thème principal de «Mission impossible» composé par Lalo Schifrin est entièrement bâti sur une mesure à cinq temps que l’on retrouve constamment dans le même redoublement obsédant. Nul doute que cette répétition persistante du conflit entre bailleurs et preneurs va pareillement se poursuivre encore longtemps puisque l’effort encore récent du gouvernement pour subventionner certains loyers Covid (15) sera de toute manière insuffisant pour nombre de preneurs… et de bailleurs.
Notes
1. Une valse à 3 temps : les mesures protectrices des locataires commerçants durant la crise sanitaire par Pascal Jacquot, L’Argus de l’Enseigne, avril 2021.
2. Saisie par le tribunal judiciaire de Chartres, la Haute Juridiction devait donner son avis sur trois des cinq moyens soulevés par les preneurs pour échapper au paiement des loyers, à savoir la force majeure, l’exception d’inexécution et la perte de la chose louée, ce qu’elle ne fera finalement pas, suite au désistement des parties.
3. A laquelle le juge civil assimile «le fait du prince» c’est-à-dire une décision des pouvoirs publics pouvant porter atteinte à l’équilibre financier d’un contrat (cf. TJ Paris 28/10/2021, n° 16/130 87).
4. Seules 9 ordonnances de référé entre octobre 2020 et janvier 2021 ont estimé l’argument suffisamment sérieux pour justifier le renvoi devant le juge du fond, lequel l’ écarte systématiquement depuis mai 2021.
5. Cass. com. 16/09/2014, n° 13-2030 6, Bull. civ. I V, n° 11 8.
6. Le bail doit avoir été conclu après le 1er octobre 2016 et ne pas contenir de clause l’excluant.
7. Article 1195 du Code civil : «(la partie) continue à exécuter ses obligations durant la renégociation».
8. Cf. notamment Référé TJ Strasbourg n° 20/0 0552.
9. Articles 1217 et suivants du Code civil : «la partie envers laquelle l’engagement n’a pas été exécuté, ou l’a été imparfaitement, peut refuser d’exécuter ou suspendre l’exécution de son obligation (…)».
10. Au sens de l’article 1719 du Code civil qui oblige également le bailleur à «délivrer» un local conforme à sa destination, soit ici permettant son exploitation commerciale.
11. Cf. dernièrement TJ Paris 28/10/2021, n° 16/130 87.
12. «Mesure d’exécution privée qui permet de peser énergiquement sur la volonté du débiteur» (René Démogue, les notions fondamentales de droit privé, p. 644).
13. Référé TJ Strasbourg 19 février 2021, RG n° 20/00552.
14. CA Versailles 6 mai 2021, RG n° 19/08848 et n° 20 /04284.
15. Le décret de mise en œuvre, annoncé le 16 octobre dernier par le gouvernement pour une mise en place à partir du 15 novembre, n’est pas paru au 2 novembre 2021, date de rédaction de l’article, mais l’on sait qu’il ne concernera que certaines activités et une fermeture au public seulement entre février et mai 2021.
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