Les centres commerciaux louent des mètres carrés. Le locataire décide seul de leur utilisation. Le centre-ville loue une boutique, avec une surface de vente et des réserves, parfois des mezzanines. Le preneur les rétribue, comme le dit l’article L. 145-33, selon les caractéristiques du local considéré.
Ce qu’en est venu à valider la Cour de cassation. Petites causes, grands effets : en statuant de la sorte sur l’affaire du Petit Brivadois, à Lyon, la Haute cour ne remet-elle pas en cause une certaine liberté de manœuvre globale dans le périmètre de mesurage des magasins ?
En clair, sommes-nous repartis, comme dans les années 80 avec la norme Gla, dans une nouvelle guerre des surfaces de commerce ?
Anne-Cécile Lemaire et Gilles Hittinger-Roux, avocats au Barreau de Paris (H.B&Associés)
Les baux de commerce sont un peu réfractaires aux unités de mesure. Déjà le 21 novembre 1983, la Cour de cassation devait statuer sur la possibilité d’utiliser la méthode relative à l’application du mètre carré dit Gla (gross leasable area) dans les centres commerciaux. L’utilisation de la méthode aboutit à une majoration des surfaces, puisque sont intégrées les épaisseurs des murs et des cloisons séparatives. Cette méthodologie a été considérée comme valable par les juridictions au regard de la méthode «métrique» et, en tout état de cause, acceptée par les parties.
En l’espèce, la Cour de cassation devait trancher sur la demande du bailleur en fixation du loyer renouvelé, notamment au regard de la surface. Ce dernier estimait que la surface prévue au bail devait être retenue dans sa totalité pour fixer le loyer. Le locataire, quant à lui, considérait qu’il fallait retenir une pondération et ne prendre en compte que l’aire de vente destinée à l’accueil de la clientèle.
La cour d’appel a, en effet, pris en compte la surface de vente existante après les travaux – réalisés par le locataire – et non, comme l’invoquait le bailleur, la détermination en fonction de la surface de vente prévue par le bail initial.
Le bailleur a formé un pourvoi et la Cassation a considéré que la cour d’appel peut se fonder sur des caractéristiques propres du local au jour du renouvellement et prendre donc en compte les travaux réalisés par le locataire.
Cette décision doit donc être retenue dans le cadre de la rédaction des baux commerciaux, que ce soit pour les avocats, que ce soit pour les syndics et les agents immobiliers (I). Bien évidemment, une telle décision a un impact sur la valorisation de l’immobilier commercial puisqu’une partie de la surface est amputée au niveau financier. Le choix des activités par le bailleur deviendra vraisemblablement un critère quant à l’offre à bail pour certains secteurs (II).
I. LES CLAUSES DU BAIL ET SON RENOUVELLEMENT
A. La pratique
C’est une lapalissade de rappeler que les baux commerciaux ne sont pas librement débattus.
Le bailleur ou son représentant proposent un bail type qui ne fait l’objet que de quelques amendements. Ainsi, le bailleur considère que tous les mètres carrés doivent être valorisés financièrement. Dès lors, dans tous les baux, il est prévu que le locataire fera son affaire personnelle des aménagements attachés à son activité.
En tout état de cause, l’intégralité de la surface sera retenue pour le calcul du loyer, tant lors de la prise à bail, que lors du renouvellement. Dans la mesure où ce dispositif a été accepté ou plutôt consenti par le locataire, il faut considérer que la loi applicable est bien celle du contrat.
Ce raisonnement se retrouve à l’évidence dans les centres commerciaux, mais aussi en cœur de ville. La Cour de cassation et les conseils du locataire ont été bien malins en retenant les critères qui s’attachent aux dispositions en matière de renouvellement.
1. Les critères pour fixer le loyer renouvelé
Les rédacteurs, dans le cadre du décret du 30 septembre 1953, repris à l’article 145-33 du Code de commerce, avaient prévu une forme de vademecum afin de sortir d’un contentieux pour le renouvellement des baux.
Les auteurs du texte ont donc envisagé une forme de méthodologie qui guiderait le magistrat pour fixer le loyer en renouvellement.
Il est connu de tous que le dispositif de l’article 145-33 du Code de commerce n’est pas d’ordre public et que les parties peuvent librement s’en exonérer. Ainsi, les nouveaux baux visent notamment la notion de valeur de marché qu’il exprime, au lieu de celle de valeur locative. Cependant, à défaut de disposition particulière, ce sont donc cinq critères qui doivent être pratiqués par le juge.
Pour mémoire, ces critères sont les suivants : 1. Les caractéristiques du local considéré ; 2. La destination des lieux ; 3. Les obligations respectives des parties ; 4. Les facteurs locaux de commercialité ; 5. Les prix couramment pratiqués dans le voisinage.
Dans la décision sous commentaire, la cour d’appel, comme la Cour de cassation, se sont appuyées sur le premier critère, à savoir les caractéristiques du local considéré. Les magistrats ont pris bien soin de rappeler que les travaux d’aménagement n’ont pas modifié la structure du bâtiment ou la configuration des locaux.
Ils ont souligné que la configuration de ces locaux répondait à l’activité exercée. De ce fait, ils ont visé également le critère numéro 2 de l’article 145-33 : la destination des lieux.
Enfin, en l’absence de disposition particulière qui «définissait spécifiquement une surface de vente», les magistrats ont pu librement considérer que, lors du renouvellement, il fallait prendre en considération «l’importance des surfaces respectivement affectées à la réception du public et à l’exploitation suite à ces travaux».
2. La loi et le bail commercial
Finalement, les juges ont entendu donner toute force aux articles qui s’attachent au renouvellement, c’est-à-dire à l’article 145-33 du Code de commerce. Depuis de très nombreuses années, les bailleurs et leurs rédacteurs tentent de minimiser la notion de «statut» du bail commercial. Il existe une pratique qui consiste à obtenir de la part du locataire des dérogations à celui-ci. La seule limite réside dans l’application de l’article 145-15 qui permet d’écarter certaines clauses qui seraient contraires à un ordre public contractuel. Il s’agit de l’application du «réputé non-écrit».
Les nouveaux magistrats de la Cour de cassation connaissent parfaitement l’évolution de l’immobilier commercial.
En effet, la petite boutique de centre-ville, avec pour propriétaire un syndic qui gérait en bon père de famille (expression totalement désuète), relève du passé. Le bail Tissot de 4 pages n’existe plus.
Le bail commercial est devenu un pavé indigeste – qui ne présage rien de bon pour les arbres d’Amazonie. Les juges connaissent le contenu des clauses des nouveaux baux souvent appelés «baux investisseurs» et notamment celles utilisées dans le cadre des renouvellements. Il est pour eux difficile d’accepter que les valeurs judiciaires qu’ils ont retenues soient exclues pour fixer les loyers en renouvellement.
De la même manière, ils ont quelques difficultés à appréhender la clause qui définit la notion de marché, d’autant que ce marché ne peut être qu’à la hausse, jamais à la baisse. Un marché par définition connaît des fluctuations. Il est rarement stable. S’il est à la hausse, le loyer doit augmenter, s’il est à la baisse, il doit diminuer.
Or, les propriétaires insèrent des clauses en considérant qu’il existerait un loyer plancher, ce qui est totalement incohérent avec la notion de marché. Cette décision est en fin de compte la traduction d’une certaine lassitude de la part de la Haute juridiction et entend rappeler aux rédacteurs des baux que cette irrationna-lité ne peut être validée sur le fondement de l’autonomie du contrat.
B. La nouvelle rédaction
1. L’actualisation de la surface
Il existe des millésimes aussi pour le bail commercial. Ces millésimes ne sont pas comme ceux des grands vins de Bordeaux qui se bonifient au fil du temps. Bien au contraire, ils ont pour objet de contrecarrer les décisions des magistrats.
En effet, dès qu’une jurisprudence pourrait heurter les bailleurs, il est demandé aux rédacteurs d’actes d’insérer une clause au contrat qui aurait pour objectif de faire renoncer au droit positif des juges. Les exemples sont très nombreux au cours des trente dernières années, il est possible de citer le loyer binaire (Théâtre Saint-Georges), le Covid, l’obligation de délivrance…
Evidemment, les nouveaux baux prévoiront expressément que «le locataire reconnaît que la surface prise à bail devra être considérée dans son intégralité pour la fixation du loyer renouvelé. Peu important les modalités d’exploitation, que ce soit une surface dédiée au public, que ce soit une surface attachée au fonctionnement du local».
Dès lors, il appartiendra au locataire de décider ou de refuser ce type de clause.
2. La nullité de la nouvelle clause
Vraisemblablement, certains conseils pourraient estimer que cette clause viendrait contrevenir aux dispositions d’ordre public visées à l’article 145-15 du Code de commerce : «Sont nuls et de nul effet, quelle qu’en soit la forme, les clauses, stipulations et arrangements qui ont pour effet de faire échec au droit de renouvellement institué par le présent chapitre ou aux dispositions des articles L. 145-4, L. 145-37 à L. 145-41, du premier alinéa de l’article L. 145-42 et des articles L. 145-47 à L. 145-54 .
Difficile de connaître le sort d’un éventuel contentieux sur cette question puisque, jusqu’à présent, la Cour de cassation a toujours considéré que les modalités de fixation du loyer, en matière de renouvellement, restaient la chose des contractants.
Il va falloir attendre quelques décennies.
II. LES INCIDENCES FINANCIÈRES A. Le bailleur et la clientèle
Pour le propriétaire, qui a toujours envisagé le loyer dans sa globalité au regard de la surface, une pondération lors du renouvellement paraît inacceptable.
1. La surface dédiée à la clientèle
L’objet même de ce contentieux était de retenir la surface dédiée à la vente pour une valeur locative. Le bailleur considérait que la réduction de surface était le choix de l’exploitant.
Il ne devait pas supporter les conséquences de cette volonté afférente à la gestion du commerce : «le choix de gestion du preneur qui décide de réaliser des travaux diminuant la surface de vente par rapport à celle autorisée par le bail est inopposable au bailleur».
En l’espèce, la société locataire avait installé des cloisons pour créer des pièces de bureaux, une réserve et une cuisine, diminuant ainsi la surface de vente prévue par le bail. Aussi, la cour d’appel retient donc la surface de vente existante, considérant «qu’il importerait peu que le local puisse être adapté pour accueillir la clientèle sur une surface plus grande, puisque les travaux réalisés par le preneur qui ne modifient pas la structure du bâtiment, la façade ou les vitrines en contravention avec le bail, ont été autorisés par la bailleresse qui ne conteste pas avoir visité les lieux sans élever de contestation.» Conséquemment, les caractéristiques du local – au jour du renouvellement – doivent être analysées et retenues comme le prévoit le premier critère de l’article L.145-33.
2. La nature de l’activité
Les magistrats de la Cour de cassation, comme ceux de la cour d’appel, prennent le soin de rappeler que les travaux d’aménagement ont été acceptés et validés par le bailleur. Ce dernier avait donc une parfaite connaissance de la situation et en aucun cas ces travaux portaient atteinte au volume donné à bail. C’est aussi une évidence que de savoir qu’un restaurant a besoin d’une cuisine ou d’un laboratoire et donc que la surface dédiée à la clientèle sera nécessairement réduite.
En revanche, les boutiques de bijouterie, d’onglerie, de téléphonie …, peuvent utiliser 90 % de la surface de vente. La différence sera affectée à leurs réserves, à moins qu’elles ne soient déportées. Dès lors, en décidant de donner à bail une activité de restauration, le propriétaire ne pouvait pas méconnaître le principe commercial qui s’attache à cette destination du bail et donc à pondérer la surface.
C’est donc l’application du deuxième critère de l’article L.145-33 qui s’impose.
B. Le bailleur et le chiffre d’affaires
1. Le taux d’effort
Si l’expression «taux d’effort» est maladroite, puisque le commerce peut exister en dehors de toute «tension», elle représente une fidèle équation entre le chiffre d’affaires réalisé et le loyer payé. Selon certains secteurs, le taux peut être de 3 % (hypermarchés) jusqu’à 12 % (bijouterie, téléphonie).
Jusqu’à présent pour calculer ce taux d’effort, il était retenu, en amont, le chiffre d’affaires réalisé à travers les mètres carré donnés à bail. Or, il est évident que si le chiffre d’affaires est calculé uniquement sur la surface commerciale, c’est-à-dire celle dédiée à la clientèle, le taux d’effort va augmenter. C’est une conséquence mathématique de la réduction de la surface au regard de la jurisprudence.
2. Le bailleur partenaire du locataire
De tout temps, il était considéré que le bailleur n’était pas l’associé du preneur. Juridiquement, la formule est tout à fait exacte. Economique-ment, elle est totalement erronée. Un immeuble vide ou loué sans garantie locative se trouve déprécié en termes de valeur immobilière. La qualité du preneur et le montant du loyer définissent le prix de vente d’un immeuble.
Cette jurisprudence aura nécessairement un impact au regard des évaluations que pourront réaliser les experts et les brokers. Il faut s’en réjouir, car le marché de l’immobilier reste fragile, la sincérité des éléments constituant les valeurs évite toute crise qui pourrait intervenir dans les mois à venir.


