Le mieux est l’ennemi du bien. En déniant au juge des loyers le droit de fixer l’échéancier du lissage Pinel, la Cour de cassation laisse en fait les parties libres de s’y coller – puisque cet agenda n’est pas d’ordre public. Sauf à ce que le commerçant aille chercher son droit en référé ou au fond, elle ouvre en fait la porte à la dureté des négociations, à la renonciation et au risque d’une disparition pure et simple du dispositif. Eventuellement suivi d’une procédure judiciaire. Ce que ne recherchait pas vraiment le législateur !
Par Me Gilles Hittinger-Roux, avocat à la Cour (HB&Associés)
La Cour de cassation ne facilite pas toujours la mise en œuvre des renouvellements, même si procéduralement, elle a nécessairement raison. Dans cette affaire, le bailleur avait obtenu devant les juridictions de premières instances le déplafonnement du loyer. Conformément à l’article 145-34 al. 4, les dispositions de la loi nouvelle étaient applicables, à savoir : « la variation de loyer qui en découle ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente. »
La cour d’appel avait ainsi procédé à une augmentation progressive du loyer. La Cassation a entendu rappeler que le juge des loyers avait une compétence limitée aux contestations relatives à la fixation du prix du bail révisé ou renouvelé. Dès lors, il « revient aux parties et non au juge » (…) « d’établir l’échéancier de l’augmentation progressive du loyer ».
La Cour de cassation, dans son arrêt du 25 janvier 2023, a fait une stricte application du droit. Pour les professionnels du droit et pour les utilisateurs de la justice, au cas présent aux bailleurs, aux locataires, la question se pose : maintenant : « On fait comment ? ».
Il paraît nécessaire de revenir aux modalités pratiques, antérieures à la loi (I), puis trouver des solutions adaptées au droit positif intégrant l’arrêt de la Cour de cassation susvisé (II).
I. Un lissage entre amis
Qu’il n’en déplaise à certains, la coexistence de la propriété immobilière et de la propriété commerciale peut être paisible. Même des loyers déplafonnés peuvent être aménagés (A), la loi Pinel en son article II, devenu 145-34 alinéa 4, enregistre une simple pratique (B).
A. Un déplafonnement à effet rétroactif dicté par la bonne foi
Les praticiens le savent bien, en cas de réajustement du loyer, la date de prise d’effet est celle portée sur le congé avec offre. Ainsi, le temps de la procédure (mémoire, assignation, premier jugement, désignation d’un expert, mémoire en ouverture de rapport, jugement) soit un délai d’environ de 18 à 24 mois, se sera écoulé. Si le locataire n’a pas provisionné l’augmentation de loyer dans ses comptes, la procédure de fixation du loyer peut se transformer en procédure collective, c’est-à-dire par la disparition du fonds de commerce puisque le locataire ne sera pas à-même de faire face à l’arriéré.
Dans une période pas si lointaine, les jugements n’étaient pas assortis de l’exécution provisoire (c’est-à-dire le paiement immédiat, après la décision). Les arriérés de loyers pouvaient être dus seulement au terme de l’arrêt de la cour d’appel, soit près de 4 ans de procédure. Confronté à une telle tempête fi nancière, le commerçant n’était plus en capacité de faire face à ces nouvelles échéances : la liquidation judiciaire ne pouvait, en conséquence, qu’être appliquée.
Déjà, le bon sens existait entre les conseils bailleurs/locataires. Les professionnels avertis organisaient des plans de règlement. Ce qui, quelque part, équivalait au lissage. Rien d’exceptionnel, sauf pour les quelques propriétaires qui entendaient s’accaparer les commerces sur le fondement des arriérés de loyers et refusaient tout lissage. Finalement, en présence d’un refus, il fallait de nouveau recourir aux juges pour obtenir des délais.
B. La loi Pinel et ses précurseurs
Contrairement à l’image que peuvent donner certains sur le rôle imminent du législateur, le texte du 18 juin 2014 est le fruit du travail des praticiens spécialisés dans cette discipline, qui sont parfois appelés « Jurisconsults ».
Au cas présent :
– d’un côté, Françoise Auque se chargeait du réputé non-écrit, et Jean-Pierre Blatter de l’application de la loi dans le temps ;
– de l’autre, Philippe-Hubert Brault, Jehan-Denis Barbier et votre serviteur traitions l’état des lieux, le droit de préemption et le fameux lissage.
Pour ces trois derniers, il s’agissait simplement de donner force légale à la pratique des paliers d’augmentation appelés « lissage ». Tant pis pour les «fâcheux» qui entendaient exclure toute voie légale à cette pratique. Le principe d’une augmentation de 10 % annuelle devait ainsi assurer une rentabilité plus que correcte pour les bailleurs. S’agissant des locataires, ce type d’augmentation devait pouvoir être assumé en trésorerie.
Sans surprise, certains bailleurs ont considéré qu’il y avait une nouvelle atteinte à leur droit de propriété. En effet, la mesure ne touchait pas le principe du loyer fixé par le tribunal mais son exigibilité. Immédiatement, les propriétaires ont saisi les instances judiciaires.
D’abord, la cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 3 avril 2019, a considéré que : «ces dispositions prises par le législateur, qui ont pour but légitime de protéger les commerçants et leur outil de travail, et réalisent un juste équilibre entre les intérêts généraux et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu» (CA Paris, ch. 53-, 3 avril 2019, n° 17/21462).
Pas satisfaits par cette décision, une question prioritaire de constitution (Qpc) a été engagée, laquelle a considéré que le législateur : «a entendu éviter que le loyer de renouvellement d’un bail commercial connaisse une hausse importante et brutale de nature à compromettre la viabilité des entreprises commerciales et artisanales». Selon la formule, «l’affaire était entendue», il s’agissait dorénavant de mettre en musique le nouveau dispositif.
II. Un lissage judiciaire insuffisant
L’arrêt de cassation du 25 janvier 2023 s’inscrit dans son avis du 9 mars 2018 (A). Il appartient dorénavant aux parties et toujours aux juges de faciliter les modalités d’application du lissage (B).
A. Continuité de la position de la cour de cassation
Pour les précurseurs du texte, le seuil de 10 % devait s’appliquer de façon linéaire et sur toute la durée du bail (présentation de la loi Pinel lors de la réunion de la sous-commission des baux commerciaux à l’ordre des avocats du 2 juin 2014) au seul loyer de l’année précédant le renouvellement. Dans cet esprit, la Cour de cassation avait émis un avis, le 9 mars 2018, à la suite d’une demande du tribunal de grande instance de Dieppe, en date du 4 décembre 2017.
En effet, les tribunaux ont la faculté d’interpeller directement la Cour de cassation, en présence d’un vide juridique ou d’une réelle difficulté d’interprétation.
La Cour de cassation a donc considéré : « L’étalement de l’augmentation du loyer déplafonné prévu par le dernier alinéa de l’article L. 145-34 du Code de commerce s’opère chaque année par une majoration non modulable de 10 % du loyer de l’année précédente. »
Dans sa décision du 25 janvier 2023, elle énonce les mêmes éléments : «le dernier alinéa de l’article L. 145-34 du Code de commerce instaure, dans les cas qu’il détermine, un étalement de la hausse du loyer du bail renouvelé qui résulte du déplafonnement, sans affecter la fixation du loyer à la valeur locative ; que ce dispositif étant distinct de celui de la fixation du loyer, il revient aux parties, et non au juge des loyers commerciaux, dont la compétence est limitée aux contestations relatives à la fixation du prix du bail révisé ou renouvelé, d’établir l’échéancier de l’augmentation progressive du loyer que le bailleur est en droit de percevoir, d’autant que l’étalement de l’augmentation du loyer n’étant pas d’ordre public, les parties peuvent convenir de ne pas l’appliquer ; que dès lors, en fixant l’étalement de l’augmentation du loyer selon un échéancier, le juge des loyers commerciaux a violé l’article L. 145-34 du Code de commerce».
B. Le lissage et l’appréciation économique
1. Il faut nécessairement repenser quant à la distinction entre le rôle du juge des loyers – qui se limite à la fixation du loyer révisé ou renouvelé – et celui du droit commun
Cette séparation qui paraît totalement artificielle entraîne des conséquences que le justiciable peut difficilement comprendre.
En effet, en appliquant cette distinction, une fois le jugement ou l’arrêt rendu, le bailleur pourra réclamer le paiement total de l’arriéré de loyers, dans la mesure où il dispose d’un titre exécutoire. Le locataire se devra, pour éviter la saisie, d’intervenir auprès du juge des référés ou du fond afin de faire droit à l’application de ce lissage. C’est donc des coûts de procédure et des frais qui paraissent totalement inutiles et qui opposent de nouveau bailleur et locataire.
La cour de cassation est bien souvent trop loin de ces données économiques. Le traitement des loyers Covid (arrêt du 30 juin 2022) était déjà une décision erronée qui répondait à une demande des autorités fiscales, donc de l’Etat. Les conséquences de cet arrêt sont connues au quotidien avec l’impossibilité pour les commerçants et les enseignes de payer les loyers arriérés comme les Pge ; ce qui entraîne une multitude de dépôts de bilan.
La Cour de cassation n’est pas la seule responsable de ces dépôts mais, par sa décision, elle a favorisé l’intransigeance de certains bailleurs. Elle aurait dû nécessairement reprendre la décision qui avait été rendue par la 18e chambre avec la notion de bonne foi, ce qui aurait permis la négociation.
2. Par ailleurs, il faut rappeler que ce dispositif n’est pas d’ordre public
Comme d’habitude, les bailleurs demandent aux locataires de renoncer à ce dispositif. C’est devenu un «classique» dans la rédaction des baux des investisseurs. Bien évidemment, le locataire doit renoncer à l’article 1195, 1719, 1721 et 1722 du Code civil et, d’une manière générale, tout ce qui pourrait engager la responsabilité du bailleur.
Il serait temps que les magistrats de la Cour de cassation puissent être accueillis dans des cabinets non pas de propriétaires mais de locataires pour voir ce qui est vécu au quotidien ; ce qui leur permettrait de constater que, quand bien même une décision positive est rendue en faveur des locataires, celle-ci disparaît par une nouvelle disposition contractuelle. L’ordre public peut être judiciaire, ce qui éviterait les comportements déloyaux de la part de certains.
> Lire l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 25 janvier 2023
