Tribunal de commerce de Caen
Troisième chambre
Jugement du 25 janvier 2023
RG : 21/02666
Selima c./Sovalvip Sarl
Exposé des faits
M. Poirier et sa femme, après avoir exploité à partir de 2009 avec l’assistance du groupe Carrefour un fonds de commerce Marché Plus à Cherbourg, ont signé, lorsqu’ils ont créé la société Sovalvip pour exploiter une enseigne Carrefour City à Condé-sur-Noireau, des statuts d’adhésion-type leur imposant notamment un associé dénommé la société Selima, filiale de Profidis elle-même filiale de Carrefour Sa, doté d’une minorité de blocage de 26 % sur certaines décisions, dont les changements statutaires impliquant une majorité des trois-quarts.
Après une période de location-gérance, le fonds de commerce leur a été cédé le 4 juillet 2014.
Puis, un contrat de franchise les engageant pour 7 ans avec une dénonciation moyennant un préavis d’une année, un contrat d’approvisionnement exclusif assorti des mêmes conditions, ainsi que diverses conventions accessoires, ont été conclus.
L’exploitation, malgré un chiffre d’affaires respectable et régulier, s’étant révélée durablement peu rentable, M. Poirier a dénoncé ses contrats de franchise et d’approvisionnement à leur terme de 7 ans, soit le 25 juin 2021, déclenchant diverses actions judiciaires de Carrefour.
Les époux Poirier ont donc été amenés à solliciter du tribunal de commerce de Caen la mise en place d’une procédure de sauvegarde, ouverte par jugement du 30 septembre 2020 avec pour mandataire judiciaire Me Lize et pour administrateur judiciaire avec mission d’assistance la Selarl Trajectoire, prise en la personne de Me Ellert.
Deux tierce-oppositions ont rapidement été inscrites par Carrefour à l’encontre du jugement d’ouverture, déclarées irrecevables par le tribunal de commerce de Caen et ayant toutes deux fait l’objet d’appel. Puis, un recours en annulation a été initié contre la décision du juge-commissaire autorisant la Sovalvip à constituer gage pour la conclusion d’un contrat d’approvisionnement avec l’enseigne Coccinelle, également déclarée irrecevable par le tribunal.
Toute évolution étant bloquée par l’existence de la minorité de blocage, le tribunal de commerce de Caen a autorisé le 16 juin 2021 le gérant à convoquer un Assemblée Générale Extraordinaire pour modifier les statuts afin de pouvoir voter à la majorité simple, et une nouvelle tierce-opposition a été formée à l’encontre de cette décision.
Le 24 août 2021, le tribunal de commerce de Caen a arrêté le plan de sauvegarde de la société Sovalvip, déclenchant une nouvelle tierce-opposition.
Puis, la société Selima a attaqué le 22 septembre 2021 en nullité l’Assemblée Générale ayant voté à la majorité simple, toujours sans succès, et a interjeté appel de cette décision.
Enfin, le 29 avril 2021 la société Selima a saisi le tribunal de commerce de Caen en annulation de la dénonciation des contrats au motif de violations des statuts, qui est l’objet principal de cette procédure.
Prétentions des parties
A l’audience, la société Selima a repris ses conclusions datées et a déposé ses pièces auxquelles il convient de se reporter pour l’exposé des moyens et prétentions développées, en sollicitant, au visa des articles L. 223-18 et L. 223-30 du Code commerce, l’annulation de la décision du gérant de la société Sovalvip de dénoncer les contrats de franchise et d’approvisionnement conclu le 25 juin 2014 avec Carrefour Proximité France et M. Poirier, ainsi que tous les contrats accessoires ; outre l’annulation de la décision du gérant de la société Sovalvip de procéder au changement d’enseigne du fonds de commerce intervenu à la date de prise d’effet des dénonciations adressées le 17 juin 2020 à effet au 25 juin 2021 ; que la société Sovalvip, la Selarl Trajectoire, ès qualités, Me Lize, ès qualités et M. Poirier soient déboutés de l’intégralité de leurs autres demandes, fins, moyens et prétentions, que la société Sovalvip et M. Poirier soient condamnés au paiement de la somme de 10.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi que les entiers dépens.
A la barre, les parties défenderesses ont repris leurs conclusions en réponse N° 3 et ont déposé leurs pièces, auxquelles il convient de se reporter pour l’exposé des moyens et prétentions, en sollicitant, qu’il soit jugé que le gérant de la société Sovalvip a dénoncé les contrats de franchise et d’approvisionnement Carrefour conformément aux stipulations contractuelles, qu’il soit jugé que la dénonciation des contrats de franchise et d’approvisionnement n’implique pas nécessairement un changement d’enseigne et une modification des statuts, qu’en conséquence la société Selima soit déboutée de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions. Reconventionnellement, que la société Selima soit condamnée à verser à la société Sovalvip une indemnité de 50.000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et injustifiée, outre la somme de 15.000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens.
Motifs
Sur les raisons des difficultés
Le tribunal constate que même s’ils sont arithmétiquement légèrement positifs, les résultats de la société Sovalvip montrent dans les dossiers de gestion du cabinet comptable Talenz, annexés aux pièces, des années de pertes, une diminution des capitaux propres d’un tiers entre 2015 et 2019, un EBE faible et un résultat minime comparé à la relative stabilité du chiffre d’affaires, ainsi qu’une rentabilité plus que médiocre, attestant de façon certaine d’un problème structurel majeur à définir.
Dans un contexte où les résultats depuis 2015 ont été quasi-systématiquement négatifs, le tribunal relève que la demande de sauvegarde au 30 septembre 2020 apparaît justifiée tant par la multiplication des procédures que par les résultats de 2019, et que les résultats de 2020 faisant l’objet d’une clôture au 30 septembre, jour de l’ouverture de la procédure, ils ne pouvaient à l’évidence être disponibles et exploitables à cette date.
Dans la logique de l’ouverture d’une sauvegarde, les différents intervenants ont pris des décisions qu’ils pensaient indispensables pour assurer la pérennité de l’exploitation, et notamment une autorisation de contracter avec un nouveau franchiseur.
Même si, comme les parties le reconnaissent des deux côtés, il appartient bien aux dirigeants de s’assurer de la conformité des actes régularisés suite à l’octroi de l’autorisation du tribunal, il n’en reste pas moins qu’en se prononçant sur le plan proposé par le débiteur, le tribunal a constaté l’impossibilité de continuer à travailler sous l’égide d’un contrat-type qui a pour effet de maintenir les exploitants de la société Sovalvip, dans l’impossibilité manifeste de récolter les fruits de leur travail, et au pire de vivre de celui-ci.
En effet, à cause de prix de cession excessifs et de participation obligatoire à divers abonnements payants, défauts majeurs amplement documentés dans la presse écrite, audiovisuelle et dans nombre d’affaires traitées par ce tribunal, les exploitants sont maintenus dans une dépendance extrême, notamment de subventions dépendant du bon-vouloir du groupe Carrefour pour équilibrer leurs comptes.
Le tribunal retient également que l’évolution au concept «new City» mise en avant dans les conclusions en demande N° 2 de la société Selima comme une tentative positive de Carrefour d’aider à la rentabilité des petits magasins — n’aurait eu pour effet que de rallonger la période de domination de l’associé minoritaire Selima au détriment de la société Sovalvip.
Les commentaires des organes de la procédure, professionnels des procédures collectives, figurant également dans les pièces, sont particulièrement éclairants sur l’origine des difficultés et le tribunal retient que la gestion des époux Poirier était correcte et, qu’en l’état de l’emplacement et des possibilités du magasin, ce sont les obligations mises à la charge des exploitants par les contrats avec le groupe Carrefour qui sont responsables des mauvais résultats et de la faible rentabilité.
Sur la violation du devoir d’information de l’article 330-3 du Code de commerce
L’article 330-3 du Code de commerce dispose que : «toute personne qui met à la disposition d’une autre personne un nom commercial, une marque ou une enseigne, en exigeant d’elle un engagement d’exclusivité ou de quasi-exclusivité pour l’exercice de son activité, est tenue, préalablement à la signature de tout contrat conclu dans l’intérêt commun des deux parties, de fournir à l’autre partie un document donnant des informations sincères, qui lui permette de s’engager en connaissance de cause.
Ce document, dont le contenu est fixé par décret, précise notamment, l’ancienneté et l’expérience de l’entreprise, l’état et les perspectives de développement du marché concerné, l’importance du réseau d’exploitants, la durée, les conditions de renouvellement, de résiliation et de cession du contrat ainsi que le champ des exclusivités.
Lorsque le versement d’une somme est exigé préalablement à la signature du contrat mentionné ci-dessus, notamment pour obtenir la réservation d’une zone, les prestations assurées en contrepartie de cette somme sont précisées par écrit, ainsi que les obligations réciproques des parties en cas de dédit.
Le document prévu au premier alinéa ainsi que le projet de contrat sont communiqués 20 jours minimum avant la signature du contrat, ou, le cas échéant, avant le versement de la somme mentionnée à l’alinéa précédent.»
Pourtant, contrairement à ces dispositions, il apparaît qu’en l’espèce, dans le document d’information précontractuel, n’apparaissaient ni l’obligation ultérieure de souscription à des statuts-type incluant un objet social exclusif, ni les limitations des pouvoirs du gérant, mais seulement une possibilité de dénoncer le contrat de franchise à sa première échéance à sept ans, moyennant le respect d’un préavis contractuel d’une année, dénonciation absolument impossible à mettre en œuvre ultérieurement du fait de la signature a postériori des statuts-type.
Il n’est pas de plus prouvé que si le notaire avait eu connaissance des termes des contrats de franchise et d’approvisionnement, il aurait pu en tirer toutes les conséquences, et qu’il aurait pu en informer ses clients.
Il apparaît d’une particulière mauvaise foi pour Selima de se prévaloir de la possibilité laissée par le dispositif contractuel de résilier les contrats de franchise et d’approvisionnement avec l’autorisation de l’assemblée générale des associés dans les conditions statutaires, quand les dites conditions — d’ailleurs susceptibles de négociation, donc ayant les caractères d’un contrat d’adhésion étant donné que l’ensemble des franchisés est tenu par même montage privilégiant le statu quo par une minorité de blocage pour les changements statutaires — empêchent justement de facto toute résiliation.
Ce montage a d’ailleurs provoqué un avis de l’Autorité de la concurrence recommandant son interdiction dès 2010.
Le tribunal constate que les conventions liant Carrefour à ses franchisés sont un système complexe de contrats interdépendants, qui produisent à terme des effets rigoureusement impossibles à mesurer lors de la signature des premiers documents.
En conséquence, l’argument tenant au fait que les informations données lors de la signature de l’acte de cession de fonds de commerce, concomitamment au contrat de franchise, étaient forcément antérieurement connues de la société Sovalvip, dès lors que ces informations doivent aux termes de la loi Doubin figurer dans le document d’information précontractuel et n’y figurent pas, est inopérant.
Du point de vue de la preuve, dans ses écritures la société Sovalvip prouve bien, conformément aux dispositions de l’article 1112-1 alinéa 4 du Code civil que l’information lui était due. Par contre, la société Selima reconnaît qu’elle ne peut fournir en retour l’information dans le document précontractuel en cause, où elle devait figurer de par la loi. La société Selima est donc défaillante dans l’administration de la preuve qui lui incombe.
Cette information était d’une importance déterminante pour la société Sovalvip, car il est plus que probable qu’elle n’aurait pas contracté si elle en avait eu connaissance comme l’énonce l’article 1112-3 du Code civil.
Sachant que la loi, selon l’article 1112-1 alinéa 3 du Code civil, considère d’importance déterminante les informations qui ont un lien direct et nécessaire avec le contenu du contrat, il est alors patent que la société Selima a violé l’obligation d’information lui incombant.
Sur les conséquences de ce manquement et son caractère intentionnel
L’article 1137 du Code civil dispose in fine que «Constitue également un dol la dissimulation intentionnelle par l’un des contractants d’une information dont il sait le caractère déterminant pour l’autre partie».
Si la Sovalvip avait été au courant des dispositions d’un contrat l’enfermant pour un minimum de 10 ans dans une exploitation chroniquement non-rentable, et sans aucune possibilité d’agir pour modifier son objet social et les pouvoirs du gérant amputés par un schéma de montage financier, aboutissant sous couvert d’une trompeuse appellation positive de «franchise participative» à empêcher grâce à une minorité de blocage une exploitation profitable d’un commerce, elle n’aurait évidemment pas contraté.
Le contrat a donc été conclu sur une fausse conviction, la violation du devoir d’information a donc a minima le caractère d’une réticence dolosive qui a provoqué le vice du consentement. Mais le tribunal constate de surcroît que l’intention de tromper est amplement prouvée, non seulement par l’absence au contrat de l’information qui aurait dû conditionner la décision de contracter, mais aussi par l’évidente mauvaise foi consistant à assurer d’une possibilité de sortir du contrat quand la signature des conditions particulières l’interdit en fait.
Les informations précontractuelles ne sont ni exhaustives, ni exactes, ni surtout honnêtement rédigées.
Seul un conseil professionnel particulièrement avisé aurait pu détecter les conséquences de l’articulation des contrats entre eux, étant entendu qu’il aurait en plus fallu être en mesure de mesurer les conséquences de la politique commerciale déséquilibrée et inégalitaire de Carrefour sur l’application de ces contrats, chose impossible car n’étant pas de notoriété publique à l’époque des signatures.
L’attitude de la société Selima peut donc être qualifiée de manœuvre intentionnelle, l’élément intentionnel distinguant nettement le dol de la simple responsabilité résultant du manquement à l’obligation précontractuelle.
Le consentement de la société Sovalvip a donc été vicié au moment de la formation du contrat, les conditions de validité du contrat de l’article 1178 alinéa 1 du Code civil ne sont pas remplies, la conséquence étant la nullité des contrats.
De plus, en l’espèce, la clause trompeuse constituant un élément déterminant de l’engagement des parties ou de l’une d’entre elles (article 1184 alinéa 1 du Code civil), ce n’est pas seulement la clause mais l’ensemble du contrat qui est nul, cette nullité étant absolue, et d’ordre public, le tribunal laissant les parties tirer les conclusions de cette décision, notamment en ce qui concerne d’éventuels dommages et intérêts.
En conséquence, le tribunal n’a pas à se prononcer sur les questions de la prétendue nullité de la dénonciation des contrats et du changement d’enseigne, ni sur la validation des changements statutaires par le tribunal de commerce de Caen.
Sur la demande reconventionnelle de dommages et intérêts pour procédure abusive
Le groupe Carrefour a cru bon d’engager une multitude d’actions en justice, dont une dizaine pour la seule présente affaire, en réaction devant les protestations de plus en plus généralisées des commerçants mis dans l’incapacité de sortir d’un système les empêchant d’exercer leur métier normalement.
Il est patent que la société Selima n’a pas uniquement exercé son droit à se défendre en justice mais l’a poussé à son paroxysme dans un délai très inhabituel combat de tranchées judiciaires, et a de plus amplement démontré que cette affaire revêtait le caractère d’un test national destiné à créer un exemple, ce dont atteste le nombre inusité des recours en tout genre depuis plusieurs années concentrés sur un seule petite surface commerciale normande.
Cette mécanique s’est répétée pour certains autres établissements, comme en attestent les pièces fournies par le défenseur.
Il apparaît donc clairement au tribunal que certains établissements et la société Sovalvip en particulier font l’objet d’un acharnement incontestablement prouvé par les faits.
Il est d’ailleurs singulier que la société Selima énonce dans ses conclusions que le projet commun consiste dans le développement d’un fonds de commerce sous enseigne Carrefour exclusivement, le tribunal n’étant pas persuadé que les cocontractants partagent cette priorité.
La société Selima ne se contente donc pas de faire respecter ses droits, mais démontre un acharnement fautif causant un préjudice notamment financier extrêmement important et particulièrement grave à son cocontractant, surtout eu égard à sa structure et ses revenus modestes, qu’il conviendra de réparer à hauteur de l’intégralité de la demande, soit 50.000 euros.
Il serait par ailleurs inéquitable de laisser à la charge de la société Sovalvip les frais non compris dans les dépens qu’elle a dû engager lors de la présente instance, le tribunal condamnera donc la société Selima au paiement de la somme de 10.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile, la partie succombant ayant en outre la charges des dépens.
Enfin, il n’apparaît pas souhaitable d’écarter l’exécution provisoire qui est de droit.
Par ces motifs
Le tribunal, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant publiquement, par jugement contradictoire, en premier ressort,
– Constate la nullité du contrat pour dol et renvoie les parties dans l’état antérieur à la conclusion de celui-ci ;
– Condamne la société Selima à payer à la société Sovalvip la somme de 50.000 euros pour procédure abusive ;
– Condamne la société Selima à payer à la société Sovalvip la somme de 10.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;
– Déboute les parties de toutes leurs autres demandes, fins, moyens et prétentions ;
– Ordonne l’exécution provisoire ; La société Selima aux entiers dépens, y compris les frais de greffe s’élevant à la somme de 132,36 euros, dont 22,06 euros de Tva.
