Tribunal judiciaire de Paris
Ordonnance de référé rendue le 3 septembre 2021
RG 21/54746
Sci Paul Raffard c./Sas Devred
Nous, Président,
Après avoir entendu les parties comparantes ou leur conseil,
Vu l’assignation en référé introductive d’instance, délivrée le 12 mai 2021, et les motifs y énoncés,
Par acte du 3 septembre 2012 à effet au 1er octobre 2012, la société civile immobilière Paul Raffard a donné à bail commercial à la Sas Devred des locaux situés 26 avenue de l’Opéra – 75001 Paris, moyennant un loyer annuel de 200.000 euros hors charges et hors taxes, payable d’avance à une fréquence trimestrielle.
Par acte d’huissier délivré le 25 février 2021, le bailleur a fait délivrer un commandement de payer visant la clause résolutoire pour une somme de 85.231,32 euros en principal, au titre de l’arriéré locatif au 19 février 2021.
Par exploit d’huissier délivré le 12 mai, la société Paul Raffard a fait assigner la société Devred devant la juridiction des référés aux fins de voir :
– constater l’acquisition de la clause résolutoire insérée au bail et la résiliation du bail ;
– condamner la société Devred à payer à la société Paul Raffard la somme provisionnelle de 137.071,22 euros au titre de l’arriéré locatif arrêté au 26 avril 2021 ;
– condamner la société Devred à payer à la société Paul Raffard 10 % des sommes dues en application de la clause pénale contractuelle ;
– dire que le dépôt de garantie demeurera: acquis au bailleur,
– ordonner l’expulsion de la société Devred et celle de tous occupants de son chef des lieux loués avec le concours de la force publique si besoin, sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard à compter de la signification de l’ordonnance à intervenir jusqu’à libération des lieux ;
– ordonner l’enlèvement des biens et facultés mobilières se trouvant dans les lieux en un lieu approprié aux frais, risques et périls de la société Devred qui disposera d’un délai de deux mois pour les retirer à compter de la sommation qui sera délivrée par l’huissier chargé de l’exécution ;
– condamner la société Devred au paiement d’une somme de 5.000 euros au titre des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens, en ce compris l’ensemble des frais d’huissier engagés.
A l’audience du 18 juin 2021, la société demanderesse actualise sa demande de condamnation provisionnelle principale à 103.745,57 euros à titre principal, et maintient le surplus des prétentions formulées dans son assignation. Elle se réfère aux moyens contenus dans son acte introductif d’instance et répondant oralement aux moyens adverses, expose que la société preneuse a fait preuve de mauvaise foi en décidant unilatéralement de modifier les conditions d’exécution de ses obligations et en s’abstenant de répondre aux propositions de la bailleresse, que la preuve de la réunion des conditions d’application de l’article 1722 du Code civil ou de l’inexécution du bailleur à son obligation de délivrance n’est pas rapportée puisqu’il était loisible à la société Devred de poursuivre son activité sous la forme de vente en ligne ou de vente en «click and collect» et que la force majeure ne fait pas obstacle aux obligations de paiement de sommes d’argent. La société Paul Raffard s’oppose à la demande reconventionelle de délais de paiement, faisant valoir que la défenderesse, qui a bénéficié d’un prêt garanti par l’Etat, ne démontre pas les difficultés financières qu’elle invoque.
Soutenant oralement ses écritures et les moyens qui y sont formulés, la société Devred entend voir :
– à titre principal, dire qu’il n’y a pas lieu à référé sur les demandes adverses, déclarer l’incompétence de la présente juridiction, inviter la société demanderesse à se pourvoir devant le juge du fond ;
– à titre subsidiaire, suspendre les effets de la clause résolutoire et accorder à la société Devred des délais de paiement de vingt-quatre mois pour s’acquitter de l’arriéré locatif ;
En tout état de cause :
– rejeter les demandes adverses ;
– dire n’y avoir lieu à application de l’article 700 du Code de procédure civile au profit de l’une quelconque des parties ;
– écarter l’exécution provisoire de la décision à intervenir ;
– ordonner le partage des dépens.
Conformément à l’article 446-1 du Code de procédure civile, pour plus ample informé de l’exposé et des prétentions des parties, il est renvoyé à l’assignation introductive d’instance et aux écritures déposées et développées oralement à l’audience.
Motifs
Sur la demande relative à l’acquisition de la clause résolutoire et sur les demandes subséquentes
L’article 834 du Code de procédure civile dispose que, dans tous les cas d’urgence, le président du tribunal judiciaire peut ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent à· aucune contestation sérieuse ou que justifie l’existence d’un différend.
La juridiction des référés n’est toutefois pas tenue de caractériser l’urgence, au sens de l’article 834 du Code de procédure civile, pour constater l’acquisition de la clause résolutoire stipulée dans un bail et la résiliation de droit d’un bail.
L’article L. 145-41 du Code de commerce dispose que toute clause insérée dans le bail prévoyant la résiliation de plein droit ne produit effet qu’un mois après un commandement demeuré infructueux. Le commandement doit, à peine de nullité, mentionner ce délai.
Le bailleur, au titre d’un bail commercial, demandant la constatation de l’acquisition de la clause résolutoire comprise stipulée dans le bail doit rapporter la preuve de sa créance.
Le juge des référés peut constater la résiliation de plein droit du bail au titre d’une clause contenue à l’acte à cet effet, à condition que :
– le défaut de paiement de la somme réclamée dans le commandement de payer visant la clause résolutoire soit manifestement fautif,
– le bailleur soit, de toute évidence, en situation d’invoquer de bonne foi la mise enjeu de cette clause,
– la clause résolutoire soit dénuée d’ambiguïté et ne nécessite pas interprétation.
En l’espèce, la soumission du bail au statut des baux commerciaux ne donne lieu à aucune discussion.
Le commandement de payer du 25 février 2021 délivré à une personne habilitée à représenter la société Devred tant dans les lieux loués qu’au siège social de la preneuse tel que mentionné sur le registre du commerce et des sociétés, a été régulièrement délivré.
La société défenderesse expose que la demande d’acquisition de la clause résolutoire est contestable au regard de :
– la mauvaise foi qu’elle impute à sa cocontractante dans la délivrance du commandement de payer ;
– la destruction partielle et temporaire de la chose louée au sens de l’article 1722 du Code civil ;
– l’exception d’inexécution fondée sur la fermeture administrative des locaux du 15 mars au 10 mai 2020 constituant un manquement à l’obligation de délivrance ;
– la qualification de cas de force majeure que revêtent les circonstances économiques et administratives générées par la crise sanitaire liée à l’épidémie de Sars Cov2.
En l’espèce, le commandement délivré le 25 février 2021 porte sur la somme en principal de 85.231,32 euros. Le décompte arrêté au 18 juin 2021 versé aux débats révèle que le montant ainsi réclamé se décline comme suit :
– la somme de 40.207,75 euros au titre de loyers et charges antérieurs au troisième trimestre 2020 ;
– la somme de 45.023,57 euros au titre de loyers et charges afférents au quatrième trimestre 2020 ou au premier trimestre 2021.
Il ressort par ailleurs des correspondances versées aux débats que la société Devred a explicitement sollicité l’imputation des paiements qu’elle a réalisés durant le mois d’octobre 2020 au règlement des loyers correspondant aux périodes postérieures au confinement intervenu durant l’automne 2020. Il est en outre constant qu’un paiement partiel de 14.811,40 euros est intervenu dans le mois suivant la délivrance du commandement.
Ces éléments et les écritures des parties — concordantes sur ce point — établissent que les premiers loyers impayés correspondent au loyer relatif au premier trimestre 2020, contractuellement exigible au 1er avril 2020 et coïncidant dès lors avec le confinement ordonné par les autorités administratives du 16 mars au 11 mai 2020, durant laquel il est constant que le commerce exploité par la société Devred a fait l’objet d’une mesure de fermeture administrative, le surplus des sommes appelées aux termes du commandement de payer correspondant au loyer afférant au deuxième confinement ayant généré pour la preneuse une interdiction d’accueillir du public du 29 octobre 2020 au 28 novembre 2020 en application du décret n° 2020-l 310.
En premier lieu, l’article 1104 du Code civil dispose que les contrats doivent être exécutés de bonne foi, ce dont il résulte que les parties sont tenues, en cas de circonstances exceptionnelles, de vérifier si ces circonstances ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives.
En l’espèce, il ressort des pièces versées aux débats que dès le 26 mars 2020, la société Devred a avisé la bailleresse de ses difficultés de trésorerie, les échanges ultérieurs entre les parties n’aboutissant toutefois pas à un accord sur d’éventuelles adaptations du montant des loyers.
Aussi l’invocation de l’exception d’inexécution par la société défenderesse, étudiée à la lumière de l’obligation pesant sur chaque partie à un contrat d’exécuter ses engagements de bonne foi, constitue-t-elle une·contestation sérieuse à l’exigibilité des loyers en intégralité sur la période visée par le commandement de payer.
En deuxième lieu, l’article 1722 du Code civil énonce que «Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n’est détruite qu’en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l’un et l’autre cas, il n’y a lieu à aucun dédommagement.»
En l’espèce, la fermeture des locaux exploités par la société Devred du 16 mars 2020 au 10 mai 2020, puis du 29 octobre au 28 novembre 2020 générant l’impossibilité juridique d’exploiter la chose louée durant cette période est susceptible d’être sérieusement présentée devant le juge du fond comme une destruction partielle de la chose louée au sens de l’article précité, nonobstant l’autorisation de vente en livraison ou à emporter.
En troisième lieu, la bailleresse est contractuellement tenue de mettre à la disposition de la société preneuse un local conforme à sa destination contractuelle, soit un local permettant l’accueil de clients. Il s’ensuit que l’exception d’inexécution soulevée par la preneuse, qui n’a pu accueillir de clients durant les périodes concernées par les loyers appelés par le commandement, constitue une contestation sérieuse à l’exigibilité des loyers durant les périodes d’interdiction d’accueillir du public.
Enfin, il ressort des écritures des parties — concordantes sur ce point — que les premiers loyers impayés correspondent au loyer relatif au premier trimestre 2020, contractuellement exigible au 1er avril 2020 et coïncidant dès lors avec le confinement ordonné par les autorités administratives du 16 mars au 11 mai 2020, durant lequel il est constant que le commerce exploité par la société Devred a fait l’objet d’une mesure de fermeture administrative. La défenderesse n’a pas davantage pu exploiter son commerce du 29 octobre 2020 au 29 novembre 2020, en application du décret n° 2020-1310.
Le défaut de paiement des loyers afférents aux périodes de fermeture est ainsi susceptible de résulter des difficultés de trésorerie consécutives aux mesures administratives de gestion de la crise sanitaire liée à l’épidémie de Sars-Cov2, laquelle revêtait un caractère imprévisible et irrésistible lors de la conclusion du bail. Il s’ensuit que l’invocation de la force majeure constitue une contestation sérieuse à l’exigibilité des loyers dont le paiement est réclamé à titre provisionnel.
Ainsi il ne peut être jugé en référé, compte tenu de l’existence de ces circonstances imprévisibles ainsi que des négociations engagées, que les loyers échus pendant les périodes des deuxième et quatrième trimestres 2020 sont exigibles en intégralité, et que par conséquent leur non paiement peut servir de fondement à une demande d’acquisition de clause résolutoire.
Aussi la société Paul Raffard sera-t-elle déboutée de sa demande de constat de la résiliation du bail et des demandes subséquentes, tendant à l’expulsion du preneur, à la fixation d’une indemnité d’occupation et à la conservation du dépôt de garantie par le bailleur.
Sur la demande de provision
L’article 835 alinéa 2 du Code de procédure dispose que, dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier.
En l’espèce, la société Paul Raffard sollicite le paiement provisionnel de la somme de 103.745,57 euros, Il ressort du décompte édité le 18 juin 2021 et des correspondances échangées par les partes — dont les termes traduisent sans équivoque les intentions du preneur quant à l’imputation des paiements qu’il a opérés — que ce montant se décline comme suit :
– la somme de 70.419,92 euros au titre des loyers afférents aux périodes du 16 mars au 11 mai et du 29 octobre au 28 novembre 2020 ;
– la somme de 33.325,65 euros correspondant partiellement au montant des loyers relatifs à la période du 20 mars au 31 mai 2021.
La somme de 70.419,92 euros porte ainsi exclusivement sur des loyers relatifs aux deux périodes de confinement et de fermeture au public de l’année 2020 du commerce exploité par la société Devred.
S’agissant de la somme de 33.325,65 euros, le décret n° 2021-293 a imposé la fermeture — hors activité de vente à emporter ou de livraison — des commerces non essentiels, incluant les commerces de prêt-à-porter tels que celui exploité par la société Devred, à compter du 20 mars 2021 et jusqu’au 19 mai 2021.
Les circonstances imprévisibles précédemment détaillées ainsi que les négociations engagées relativement à l’éventuelle adaptation du montant des loyers rendent sérieusement contestables l’exigibilité en intégralité des loyers relatifs aux périodes correspondant aux deuxième et quatrième trimestres 2020 ainsi qu’à la période s’étendant du 20 mars au 31 mai 2021.
Aussi la société Paul Raffard sera-t-elle déboutée de sa demande de paiement provisionnel.
Sur les mesures accessoires
L’article 491 alinéa 2 du Code de procédure civile dispose que le juge statuant en référé statue sur les dépens. L’article 696 dudit code précise que la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie.
Succombant en ses demandes, la société Paul Raffard sera condamnée aux dépens.
L’article 700 du Code de procédure civile dispose que le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer : 1° A l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens, 2° et, le cas échéant, à l’avocat du bénéficiaire de l’aide juridictionnelle partielle ou totale une somme au titre des honoraires et frais, non compris dans les dépens, que le bénéficiaire de l’aide aurait exposés s’il n’avait pas eu cette aide. Dans ce cas, il est procédé comme il est dit aux alinéas 3 et 4 de l’article 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.
Dans tous les cas, le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a pas lieu à ces condamnations. Néanmoins, s’il alloue une somme au titre du 2° du présent article, celle-ci ne peut être inférieure à la part contributive de l’Etat.
Il est rappelé que la juridiction des référés a le pouvoir de prononcer une condamnation en application de ces dispositions.
Condamnée aux dépens, la société Paul Raffard sera déboutée de sa demande formulée au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs
Statuant en référé, par remise au greffe le jour du délibéré, après débats en audience publique, par décision contradictoire et en premier ressort,
Déboutons la société civile immobilière Paul Raffard de ses demandes d’acquisition de clause résolutoire, d’expulsion et de fixation d’une indemnité d’occupation ;
Rejetons la demande de condamnation provisionnelle formulée par la société Paul Raffard ;
Condamnons la société civile immobilière Paul Raffard aux dépens de l’instance ;
Rejetons la demande formulée au visa de l’article 700 du Code de procédure civile ;
Rejetons toutes les autres demandes des parties ;
Rappelons que la présente décision est exécutoire à titre provisoire.
