Le juge administratif de Paris leur trouve un intérêt collectif ; mais les élus de la capitale et le gouvernement n’en veulent pas. Profitant de la vacance endémique, les dark stores occultent les linéaires vitrines. Ils ne sont pas propices à l’animation des centres-villes et leur puissance de feu trouble la concurrence des commerces de proximité que les pouvoirs publics veulent justement protéger. La lutte est donc féroce entre ces nouveaux venus modernes à qui on déroulait au départ le tapis rouge et les élus qui voyant leur clientèle favorite mise en péril, veulent au contraire tirer le tapis. L’affaire ne doit pas être si simple… Elle oppose le jugement d’un tribunal qui ne voit pas d’inconvénient à leur présence dans la cité et des politiques qui n’arrivent pas à écrire un décret et un arrêté… prévu depuis trois mois ! Le point sur la situation s’impose, question brûlante qui au passage met en péril les pauvres drive piétons qui n’ont rien demandé à personne, et dépasse le cadre commerçant pour atteindre au social.
Par Me Antony Dutoit, avocat au Barreau de Paris
A la fin de l’année dernière, les plus grandes villes de France ont vu se développer à la vitesse grand V de nouveaux acteurs de la livraison express à domicile. Dark stores et dark kitchen ont pris place dans des locaux vacants. Ainsi, très vite, Paris aurait compté près de 100 magasins-entrepôts de ce nouveau genre. Beaucoup d’élus ont craint pour l’animation de leur centre-ville et pour la quiétude des riverains. S’il a d’abord pu intriguer voire séduire nos gouvernants, le développement de ces commerces hybrides a rapidement engendré une levée de boucliers des grandes villes : la capitale en tête.
Très vite, au printemps 2022, le gouvernement avait dû rassurer en communiquant et en éditant une fiche technique à destination des élus sur les modalités de régulation des dark stores (1). Depuis plusieurs mois maintenant, il a planché sur un arrêté visant notamment à mieux les encadrer. Ces projets de textes ont déjà été modifiés plusieurs fois et tardent finalement à être publiés. Plus précisément, la rentrée des classes 2022 devait voir émerger deux nouveaux textes :
– un projet de décret modifiant la liste des destinations et sous-destinations de constructions pouvant être réglementées par les Plu et les documents en tenant lieu.
– un projet d’arrêté ministériel modifiant l’arrêté du 10 novembre 2016, précisant et adaptant les définitions suite aux modifications apportées par décret.
Ces textes s’attardent notamment sur les exploitants de quick commerce. Dans la dernière version de ces textes de droit de l’urbanisme, l’objectif est clair : les dark stores doivent être traités comme des entrepôts et non comme des commerces. Cependant, début octobre, le tribunal administratif de Paris a donné sa propre définition de ces activités commerciales et cela ne doit pas simplifier la vie du gouvernement…. Car les textes ne sont finalement toujours pas sortis. De plus, si les rédacteurs de ces textes ne pèsent pas mieux leurs mots, les drives piétons pourraient subir le même traitement que les dark stores et passer du côté obscur.
LES ENTREPÔTS : PARADE AUX COMMERCES INDÉSIRABLES
Pour être quick commerçant, il faut avoir le cœur bien accroché et rien à voir avec les vélos électriques des riders… Ces opérateurs viennent de passer une année dans un ascenseur émotionnel. Lors des Assises du commerce, fin 2021, ceux que l’on qualifiait de licornes pouvaient encore sentir le tapis rouge qui avait été déroulé sous leurs sabots. On saluait alors ces créateurs de richesse et d’emplois. Au mois de mars 2022, dans un communiqué de presse (2), le gouvernement reconnaissait même l’émergence d’une nouvelle forme de commerce mais devait répondre à la grogne des élus des grandes villes. Très clairement alors, le gouvernement avait déjà fait un pas en arrière et limitait l’octroi d’un blanc-seing commerce aux dark stores qui «exercent aussi une activité en «drive» (piéton ou non) permettant de façon habituelle le retrait de commandes sur place par le client, alors il est à considérer comme un commerce et il n’a pas à procéder au changement de destination».
Les choses auraient pu s’arrêter là. Le projet d’arrêté ministériel modifiant l’arrêté du 10 novembre 2016 relatif à la définition des destinations et sous-destinations des constructions suivait le chemin dessiné par le gouvernement. Certains opposants farouches à ces activités ont craint que les dark stores mutent et s’équipent pour permettre le retrait de commandes en ligne… Ainsi, Emmanuel Grégoire, le premier adjoint de la ville de Paris (3) s’était ému, au son du petit oiseau désormais propriété d’Elon Musk : «Nous découvrons avec beaucoup d’inquiétude un projet d’arrêté qui légalise de fait les dark stores» (4). Très vite, il avait compris que les entrepôts équipés d’un point de retrait des commandes accessibles au public seraient considérés comme des commerces.
Dans la dernière version dudit arrêté qui circule depuis la fi n de l’été, les rédacteurs rapprochent les dark stores des ténèbres… cette destination n’existant pas encore en droit de l’urbanisme, ils seront qualifiés d’entrepôts.
Cette position est confirmée par le dernier communiqué de presse du gouvernement (5) : «Un consensus des participants {les associations d’élus, les élus des villes et les métropoles} s’est clairement dégagé, à savoir que les dark stores soient considérés comme des entrepôts, même s’ils disposent d’un point de retrait.».
Alors, dans la dernière version de l’arrêté qui circule, et compte tenu de leur absence de surface de vente, ces magasins qui livrent vite ne seront pas qualifiés de commerce. Aux termes du dernier projet d’arrêté, «La sous-destination «entrepôt» recouvre les constructions destinées à la logistique, au stockage ou à l’entreposage des biens sans surface de vente, ainsi que les locaux hébergeant les centres de données.» Alea jacta est ! : Pas de surface de vente, point de salut ! Les dark stores voient s’éloigner la liberté d’établissement que leur offrait la destination commerce…
LES DRIVES PIÉTONS : OTAGE MALHEUREUX ?
Ainsi qu’il a été dit ci-avant, ensuite du communiqué de presse du gouvernement de mars 2022, les ministères s’étaient attelés à la tache de rédiger un nouveau décret et un nouvel arrêté, relatifs aux destinations et sous-destinations en droit de l’urbanisme. Au début de l’été, le projet d’arrêté n’était pas si sévère avec les drive piétons.
Dans sa version du mois de juin 2022, le texte était alors ainsi rédigé et l’on pouvait considérer les drives piétons comme des commerces de détail. «La sous-destination «commerce de détail» recouvre les constructions commerciales avec surface de vente destinées à la présentation de biens ou à l’exposition de marchandises proposées à la vente au détail à une clientèle ainsi que les points permanents de retrait par la clientèle d’achats au détail commandés par voie télématique». Cette définition risquait donc de voir les quicks commerçants s’engouffrer dans la faille en proposant le retrait des commandes sur place.
Dans la dernière version de l’arrêté qui circulait à la fin de l’été, constituerait des entrepôts l’ensemble des constructions destinées «à la logistique, au stockage ou à l’entreposage des biens sans surface de vente. Elle est complétée par «les locaux hébergeant les centres de données». De fait, les drives piétons qui ne comporte pas de surface de vente seraient alors assimilés à des entrepôts et de fait persona non grata en centre-ville. Alors erreur de plume des rédacteurs ou volonté affichée de bouter les drives piétons hors des centres-villes ?
Sans doute, ni l’un ni l’autre. Les drives piétons semblent pour le moment victimes de la lutte contre les dark stores. Les premiers sont ici les otages, un dommage collatéral, de la définition adoptée pour faire barrage aux seconds. Il serait bien étonnant que les drives piétons ne fassent finalement pas l’objet d’un consensus pour demeurer dans la catégorie commerces de détail. Il faut transiger pour les drives sans céder aux quick commerçants… Ce serait un oui au drive piétons en contrepartie d’un non définitif au dark stores : reste à trouver la définition idoine permettant d’atteindre ce résultat. Ainsi, compte tenu de leur rôle d’animation favorisant largement les déplacements doux, l’otage «drive piéton» devrait être libéré et rejoindre la tribu des commerçants tels qu’ils sont vus par nos élus.
En attendant leur réintégration dans la définition du commerce de détail et maigre consolation pour les drive piétons, les dark kitchen ne seront pas épargnés par l’arrêté en projet.
Dans sa dernière mouture, la sous destination «restauration» a été également modifiée pour ne concerner que «les constructions destinées à la restauration sur place ou à emporter avec accueil d’une clientèle». L’objectif clairement affiché est d’exclure de cette définition les cuisines de type «dark kitchen».
QUAND LE JUGE ADMINISTRATIF S’INVITE À CE PETIT FRICHTI ENTRE LES ÉLUS ET LE GOUVERNEMENT
On voit bien que la qualification d’entrepôt ou de commerce est au cœur du débat et de la présence des quick commerçants, et par ricochet des drives piétons, en centre-ville. Dans ce contexte, la ville de Paris, a été la première à engager, il y a une petite année, une chasse aux «Stores» dédiés aux livraisons ultra rapides6 . Plus récemment, elle a mis en demeure les sociétés de remettre les locaux qu’elles exploitent dans leur état d’origine. Deux sociétés, Frichti et Gorillas ont saisi le juge administratif en urgence. Et le tribunal administratif de Paris leur a donné raison !
En effet, aux termes de l’ordonnance du 5 octobre 2022 du tribunal administratif de Paris, le juge a retenu que les locaux de ces entreprises sont destinés à la réception et au stockage ponctuel de marchandises, à l’ensachage des commandes et à la mise à disposition de ces commandes aux livreurs à bicyclette. Il a également considéré que l’entreposage des marchandises est voué à être temporaire, que ces sociétés répondent à l’attente des consommateurs. Que ce modèle repose notamment sur la fraîcheur des produits et des plats proposés à la vente par la mise en œuvre de circuits courts. Ces enseignes ont donc pour objet, à l’instar des espaces de logistique urbaine, d’optimiser en milieu urbain le délai et le mode de livraison par la mise en place d’une logistique dite «du dernier kilomètre», qui conduit à diminuer le trafic de camions et le nombre de points de livraison dans Paris intra-muros, et présentent ainsi un intérêt collectif.
De la sorte, le juge des référés a, pour le moment, tranché. Les «Stores» ne sont pas des entrepôts. Ce ne sont pas non plus des commerces. Pour le juge, un dark store a tous les attributs d’un équipement qui revêt un intérêt collectif. Dans le plan local d’urbanisme de Paris, ces équipements, les Cinaspic (constructions et installations nécessaires aux services publics ou d’intérêt collectif) ce sont notamment des : «Espaces de logistique urbaine, dédiés à l’accueil des activités liées à la livraison et à l’enlèvement des marchandises, pouvant inclure du stockage de courte durée et le retrait par le destinataire, du reconditionnement pratiqué uniquement temporairement ou de façon marginale».
Pour le juge, cette définition s’applique bien aux activités des requérants quick-commerçants qui permettent notamment de réduire le trafic des camions en centre-ville et optimisent les délais et les modes de livraison. En retenant la définition de Cinaspic, le juge constate que ces activités sont conformes au plan local d’urbanisme de la ville et que cette dernière ne peut les qualifier d’entrepôt et les prohiber.
Par ailleurs, le juge n’a pas retenu l’argument de la ville de Paris tiré du risque d’atteinte aux commerces de proximité et à leurs emplois.
Dans ces conditions, il a donné un peu d’air au Quick commerce et prononcé la suspension des décisions de mises en demeure adressées aux entreprises Frichti et Gorillas. Il n’est donc pas impossible que cette décision, qui est loin de reconnaître aux dark stores les caractéristiques d’un entrepôt, participe également au retard à l’allumage du gouvernement sur les textes précités.
Notes
1. https://presse.economie.gouv.fr/download?id=94223&pn=2190%20-%20CP-%20Quick%20commerce-pdf
2. https://presse.economie.gouv.fr/17-03-2022-le-gouvernement-met-a-disposition-des-elus-locaux-un-guide-clarifiant-les-regles-applicables-au-quick-commerce-en-matiere-durbanisme/
3. https://www.radiofrance.fr/franceinter/les-dark-stores-en-voie-d-etre-legalise-un-decret-en-preparation-inquiete-la-mairie-de-paris-5351464
4.https://twitter.com/egregoire/status/1558371460804231168?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1558371460804231168%7C-twgr%5E7fd98346bdcdb93fe3f3a3cfd-ca6a9f2e544b73b%7Ctwcon%5Es1_&ref_ url=https%3A%2F%2Fwww.radiofrance.fr%2Ffranceinter%2Fles-dark-stores-en-voie-d-etre-legalise-un-decret-en-preparation-inquiete-la-mairie-de-paris-5351464
5. https://presse.economie.gouv.fr/06-09-2022-concertation-dark-stores-un-consensus-avec-les-elus-a-ete-trouve-par-le-gouvernement/
6. Voir par exemple : https://www.capital.fr/economie-politique/la-mairie-de-paris-part-en-guerre-contre-les-dark-stores-illegaux-1430441
> Lire l’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Paris le 5 octobre 2022
