Trois ans de tergiversations et plus de quinze jours de silence : c’en est assez pour que les circonstances dans lesquelles le droit de repentir du propriétaire, qui avait délivré un congé avec offre d’indemnisation, puissent être qualifiées de «mauvaise foi». Confirmant le jugement de première instance, la cour d’appel de Paris a en effet relevé que le locataire à l’enseigne du Resto Rousseau, à Paris, avait organisé son départ «de façon claire et non-équivoque» : résiliation de tous ses contrats (fournisseurs, personnel…) et devis de déménagement. Il s’agit donc bien d’un abus du droit de propriété pour les magistrats ; qui sont aussi là pour éviter la tyrannie du droit.
Par Me Corinne de Prémare, avocate-associée (HB&Associés)
Par un arrêt du 23 mars 2022, la cour d’appel de Paris a écarté le droit de repentir exercé par le bailleur. Les magistrats rappellent que tout exercice du droit doit être effectué de bonne foi et que le droit cesse lorsque l’abus commence (philosophie de Rudolf von Jhering).
La situation que devait traiter la cour était finalement très simple, voire extrêmement valable.
Au terme du bail, le propriétaire avait refusé le renouvellement avec une offre d’indemnité d’éviction le 19 décembre 2015. Après un an d’échanges, le 2 novembre 2016, la société locataire a décidé de saisir la juridiction de Paris. En effet, la loi contraint le locataire à introduire une action judiciaire dans un délai de deux ans.
Pour des raisons inconnues, ce n’est qu’en mai 2018 que le tribunal a désigné un expert pour fixer l’indemnité d’éviction. Trois années s’étant déjà écoulées, le locataire a décidé de restituer les clés à son bailleur pour le 7 décembre 2018 avec une notification le 21 novembre 2018. Toutes les dispositions ont été prises pour quitter les locaux à l’égard des clients, fournisseurs, salariés et organismes sociaux.
Le bailleur, de son côté informé depuis 16 jours du départ du locataire, a exercé son droit de repentir le 4 décembre 2018. Le tribunal avait considéré que le bailleur n’avait pas exercé ses droits de bonne foi puisque la décision du locataire devait être considérée comme irréversible. L’intérêt de la décision réside sur la notion de bonne et mauvaise foi et tout autant sur le caractère irréversible d’une situation.
I. Sur le caractère irréversible
Toujours difficile de définir ce qui est totalement irréversible. Même pour certains la mort ne serait pas définitive, puisqu’il une autre vie succèderait à celle-ci. Les juges peuvent difficilement se substituer aux espérances qui s’attachent à la foi.
En tout état de cause, la jurisprudence admet en effet que la prise de mesures irréversibles par le preneur en vue de son départ, équivaut à un départ et constitue un obstacle à l’exercice du droit de repentir du bailleur (Cass.
3e civ., 10 mars 2010, n° 09-10.793 : Juris-Data n° 2010-001533 ; CA Paris, pôle 5, 3e ch., 15 janv. 2014, n° 12/00549 : JurisData n° 2014-000428).
Au cas présent, le processus de la résiliation de tous les contrats auprès des fournisseurs, des licenciements, de l’organisation du déménagement, a été considéré comme suffisamment irréversible auprès des juges pour écarter le droit de repentir.
II. L’abus de droit
Il paraît toujours difficile de considérer que l’exercice d’un droit pourrait être qualifié d’excessif et d’engager la responsabilité de son titulaire. Cette théorie a pour objet d’encadrer l’application des droits prescrits par la loi en retenant une finalité sociale dans sa mise en œuvre. Le juge doit nécessairement chercher si la mesure prise par son titulaire est animée par l’intention de nuire.
Pendant très longtemps, ce type de situation était relevé dans l’exercice abusif du droit de propriété prévu à l’article 544 du Code civil. La théorie de l’abus donne en effet aux tribunaux le moyen de lever cette immunité, de sorte que l’acte, pourtant conforme à la lettre de la loi, devient contraire à son esprit, c’est-à-dire au droit. Il est donc construit une supra légalité par le pouvoir du juge.
Ici, la procédure a duré plus de trois ans ! Le bailleur avait donc tout le temps pour revenir sur le principe du congé-refus. Mais surtout, il a disposé de 16 jours à partir de la notification du locataire, pour exercer son droit de repentir. Il faut souligner que le preneur n’avait pas, par principe, de délai pour notifier son départ, il pouvait même remettre les clés après son déménagement (Civ. 3, 15 décembre 2021, RG n° 21-11634).
C’est donc au regard des circonstances dans lesquelles ce droit de repentir a été exercé que la cour a considéré que l’acte n’était pas de bonne foi. Cette démarche avait été déjà retenue par les juges pour la dénégation au droit en renouvellement pour défaut d’immatriculation.
Ainsi, comme certains ont pu le relever dans le passé : il ne s’agit pas de donner aux tribunaux la possibilité de supprimer un droit ou de légiférer à la place du parlement, mais plutôt dans des cas exceptionnels d’éviter la tyrannie du droit.
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Pôle 5 – Chambre 3
Arrêt du 23 mars 2022
N° RG 19/12191
Snc Ilot Saint Honoré c./Sarlu Resto Rousseau – J.J.R
Faits et procédure
Par un acte sous seing privé en date du 17 juillet 1998, M. A, aux droits duquel est venue la société Ilot Saint Honoré a donné à bail à la société Lomarmo aux droits de laquelle est venue la société Resto Rousseau – J.J.R des locaux à usage de restaurant sis à Paris 1er arrondissement à compter du 1er juillet 1998, renouvelé pour une durée de neuf ans à compter du 1er juillet 2007, moyennant un loyer annuel de 24.083,40 euros.
Par acte d’huissier du 19 décembre 2015, la société Ilot Saint Honoré a notifié à son preneur un congé avec refus de renouvellement et offre d’une indemnité d’éviction.
Par exploit introductif d’instance du 2 novembre 2016, la société preneuse a assigné la société Ilot Saint Honoré à comparaître devant le tribunal de grande instance de Paris aux fins de voir fixer les indemnités d’éviction et d’occupation respectivement dues. Par jugement du 29 mai 2018, avant dire droit, le tribunal a désigné Mme Z Y en qualité d’expert.
Par acte d’huissier du 21 novembre 2018, la société Resto Rousseau – J.J.R a fait signifier à la société bailleresse la libération des lieux et leur restitution officielle avec convocation sur place pour remise des clés le 7 décembre 2018.
Par acte d’huissier du 4 décembre 2018, la société Ilot Saint Honoré a notifié à la société locataire son droit de repentir en offrant le renouvellement du bail objet du litige pour une durée de 9 années à compter de la notification dudit acte et moyennant un loyer annuel de 60.000 euros hors charges et hors taxes.
Le 7 décembre 2018, le bailleur ne s’est pas rendu au rendez-vous de libération des locaux et de remise des clés, lesquelles ont été remises à l’huissier, qui a également établi un procès-verbal de constat de libération des lieux le même jour.
Par acte d’huissier du 13 mars 2019, la société Resto Rousseau – J.J.R a assigné la société bailleresse devant le tribunal.
Par jugement du 14 mai 2019, le tribunal de grande instance de Paris a : – Dit que la société Ilot Saint Honoré n’a pas valablement exercé son droit de repentir et qu’il est, en conséquence de nul effet ;
– Dit que l’occupation des lieux par la société Resto Rousseau – J.J.R a valablement pris fin le 7 décembre 2018 par l’effet de la remise des clés effectuée le 7 décembre 2018 et la libération des lieux constatée par huissier le même jour ; – Dit que la société Ilot Saint Honoré doit permettre l’accès des locaux loués à l’expert judiciaire désigné aux fins de déterminer les indemnités d’éviction et d’occupation ;
– Rejeté la demande d’astreinte ;
– Ordonné l’exécution provisoire ;
– Condamné la société Ilot Saint Honoré à payer la somme de 1.000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile ;
– Condamné la société Ilot Saint Honoré aux entiers dépens.
Par déclaration en date du 14 juin 2019, la société Ilot Saint Honoré a interjeté appel de ce jugement.
L’ordonnance de clôture a été prononcée le 1er décembre 2021.
Moyens et prétentions
Vu les dernières conclusions notifiées le 13 septembre 2019, par lesquelles la société Ilot Saint Honoré, appelante, demande à la Cour d’infirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 14 mai 2019 par le tribunal de grande instance de Paris et de dire et juger que nonobstant le fait que la société Resto Rousseau – J.J.R ait informé son bailleur de son intention de quitter les lieux, le 7 décembre 2018, il ressort de l’analyse des pièces du dossier que la société preneuse n’avait pas, au 4 décembre 2018, date de l’exercice par le bailleur de son droit de repentir, libéré de tous les meubles les encombrants les locaux qui lui étaient donnés à bail, remis les clés au bailleur ou à un huissier, n’avait procédé à aucun licenciement de ses salariés, ne justifiait pas d’une quelconque réinstallation ni de démarches entreprises à ce titre, ne justifiait de la résiliation irréversible d’aucun contrat indispensable à l’exploitation de son activité, et de juger qu’au contraire il était constaté par l’huissier du bailleur une exploitation normale de son fonds par le preneur au lendemain de l’exercice du droit de repentir, soit le 5 décembre 2018 ;
En conséquence :
– Dire et juger qu’il ressort de l’ensemble de ces éléments que la société Ilot Saint Honoré a ainsi pu valablement exercer son droit de repentir le 4 décembre 2018 à une date où en conséquence la société Resto Rousseau
– J.J.R n’avait pas pris de disposition irréversible rendant impossible la continuation de son exploitation dans les lieux lui étant donnés à bail ;
– Débouter en conséquence de l’ensemble des demandes, fins et conclusions la société Resto Rousseau – J.J.R ;
– Condamner la société Resto Rousseau
– J.J.R au paiement d’une indemnité de 18.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile, et aux dépens de l’instance.
Vu les dernières conclusions notifiées le 11 décembre 2019, par lesquelles la société Resto Rousseau – J.J.R, intimée, demande à la Cour de dire et juger que la société Resto Rousseau J.J.R a pris des mesures irréversibles préalablement à la notification du droit de repentir de la Snc Ilot Saint Honoré, dire et juger que le droit de repentir notifié le 7 décembre 2018 par la société Ilot Saint Honoré n’est pas valable, que l’occupation des lieux et la cessation totale de l’activité commerciale de la société Resto Rousseau -J.J.R a valablement pris fin le 7 décembre 2018 par l’effet de la remise des clés effectuée le 7 décembre 2018 et la libération des lieux constatée par huissier le même jour et de :
– Dire et juger que la société Ilot Saint Honoré est tenue du paiement d’une indemnité d’éviction au profit de la société Resto Rousseau – J.J.R.
– Confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 14 mai 2019 par le tribunal de grande instance de Paris ;
– Condamner la société Ilot Saint Honoré à payer la somme de 5.000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens de première instance et d’appel.
En application de l’article 455 du Code de procédure civile, il convient de se référer aux conclusions ci-dessus visées pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties.
Les deux parties reconnaissent que la prise de mesures irréversibles par le preneur en vue de son départ équivaut à un départ et constitue un obstacle à l’exercice du droit de repentir. C’est pourquoi la société Ilot Saint Honoré affirme que les mesures prises par la société intimée, avant l’exercice par le bailleur de son droit de repentir ne constituent pas des dispositions irréversibles rendant impossible la poursuite de l’activité dans les locaux considérés. De son côté la société intimée affirme que son départ s’inscrivait dans un processus irréversible.
Motifs de l’arrêt
Aux termes de l’article L 145-58 du Code de commerce, le propriétaire peut, jusqu’à l’expiration d’un délai de quinze jours à compter de la date à laquelle la décision est passée en force de chose jugée, se soustraire au paiement de l’indemnité, à charge par lui de supporter les frais de l’instance et de consentir au renouvellement du bail dont les conditions, en cas de désaccord, sont fixées conformément aux dispositions réglementaires prises à cet effet. Ce droit ne peut être exercé qu’autant que le locataire est encore dans les lieux et n’a pas déjà loué ou acheté un autre immeuble destiné à sa réinstallation.
En application de ce texte, le bailleur ne peut plus exercer son droit de repentir à partir du moment où le preneur a engagé un processus irréversible et irrévocable de départ. Dans chaque cas d’espèce doit être recherché concrètement comment le processus de départ en est arrivé à ce point, puisque le départ, selon la nature du commerce et la taille de l’entreprise notamment, est caractérisé par un processus variable qui comprend notamment la prise de décision, l’organisation matérielle du départ, les décisions administratives et juridiques à prendre.
En outre, la bonne foi contractuelle conduit à une information du bailleur par le preneur qui organise son départ, qui place le bailleur devant la nécessité de décider d’exercer ou non son option, s’il est prévenu à l’avance, en faisant preuve aussi de bonne foi.
Le preneur ne saurait abuser de son droit en organisant un départ précipité pour faire échec au droit d’option du bailleur dont il aurait connaissance et ne lui aurait pas été encore notifié. De même le bailleur ne saurait abuser de son droit, ayant connaissance du départ du preneur, en le laissant mettre en œuvre tout le processus de départ et en lui notifiant au dernier moment, avant son départ effectif, son droit de repentir.
En l’espèce, il doit être rappelé que :
– Par acte d’huissier du 19 décembre 2015, la société Ilot Saint Honoré a notifié à son preneur un congé avec refus de renouvellement et offre d’une indemnité d’éviction.
– Par exploit introductif d’instance du 2 novembre 2016, la société preneuse a assigné la société Ilot Saint Honoré à comparaître devant le tribunal de grande instance de Paris aux fins de voir fixer les indemnités d’éviction et d’occupation.
– Par jugement du 29 mai 2018, avant dire droit, le tribunal a désigné Mme Z Y en qualité d’expert.
– Par courriel du 16 novembre 2018, le conseil de la société Resto Rousseau – J.J.R a requis l’huissier de signifier au bailleur la libération des lieux.
– Par acte d’huissier du 21 novembre 2018, la société Resto Rousseau – J.J.R a fait signifier à la société bailleresse la libération des lieux et leur restitution officielle avec convocation sur place pour remise des clés le 7 décembre 2018.
– le 21 novembre 2018, la société preneuse a dénoncé le contrat de maintenance de vidéosurveillance et de maintenance monétique avec prise d’effet au 6 décembre 2018.
– le 26 novembre la société Lemofy recyclage a établi un devis de déménagement pour le 6 décembre 2018.
– le 29 novembre 2018 le conseil de la société preneuse a adressé un dire à l’expert judiciaire, avec copie pour l’avocat de la bailleresse, pour notamment l’informer de la libération des lieux le 7 décembre 2018.
– le 30 novembre 2018, la société preneuse a résilié les contrats de linge service, sanitaire service, et sol service.
– le 30 novembre 2018, la société Resto Rousseau a adressé un certificat de travail et un reçu pour solde de tous comptes à M. X.
Par acte d’huissier du 4 décembre 2018, la société Ilot Saint Honoré a notifié à la société locataire son droit de repentir.
Il doit être constaté que le processus de départ était donc très avancé le 4 décembre 2018 :
– matériellement par l’organisation du déménagement,
– socialement par le processus de licenciement,
– juridiquement par la résiliation de contrats de services.
Sans que cela ne soit impossible, l’exploitation commerciale du fonds de commerce dans les lieux n’aurait pas pu se poursuivre sans frais et complications sur tous ces plans.
Certaines actions entreprises pour le départ étaient irréversibles, rendant la poursuite de l’activité dans les conditions antérieures aléatoire, du fait de la nécessité de procéder à une embauche après licenciement, de renégocier divers contrats de service, et d’annuler le déménagement au tout dernier moment. Le fait que l’exploitation se soit poursuivie par le service de repas jusqu’au dernier jour n’est pas incompatible avec le caractère irréversible des décisions prises et mises en œuvre.
D’autre part, il faut considérer que le processus de départ du locataire a été clair et non équivoque, de bonne foi et transparent dans sa mise en œuvre ; et qu’à l’inverse, alors qu’il était informé du départ de son locataire dès le 16 novembre 2018, le bailleur n’a nullement réagi, ne l’a pas prévenu de ce qu’il envisageait dans ce cas d’exercer son droit d’option, le laissant ainsi poursuivre le processus de départ. Et cela démontre que le bailleur, à cette date, n’avait en réalité pas envisagé d’exercer ce droit.
S’il pouvait être légitime en cette circonstance de prendre un certain temps de réflexion et si le droit d’option restait légitimement ouvert pour le bailleur, la société Ilot Saint Honoré, en attendant 16 jours pour notifier qu’elle exerçait son droit de repentir, sans aucune information ou réserve préalable, et seulement trois jours avant le rendez-vous de remise des clés, a commis un abus de droit, agissant de mauvaise foi.
Il résulte des constatations qui précèdent que la société Ilot Saint Honoré n’a pas valablement exercé son droit d’option en consentant au renouvellement du bail par un acte signifié le 4 décembre 2018, de mauvaise foi et alors que le processus de départ de la société locataire était irréversible au sens du texte précité. La société Resto Rousseau – J.J.R a droit au paiement d’une indemnité d’éviction, et elle est redevable d’une indemnité statutaire d’occupation jusqu’au 7 décembre 2018.
Les autres dispositions du jugement entrepris doivent être confirmées.
La société Ilot Saint Honoré qui succombe devra supporter les dépens d’appel, dont la distraction sera ordonnée en application des articles 696 et 699 du Code de procédure civile.
En équité, elle doit être condamnée à indemniser l’intimée de ses frais irrépétibles exposés à l’occasion de l’instance d’appel en lui payant la somme de 3.000 euros.
Par ces motifs
Statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire en dernier ressort,
Confirme en toutes ses dispositions le jugement rendu le 14 mai 2019 par le tribunal de grande instance de Paris,
Y ajoutant,
Condamne la société Ilot Saint Honoré à payer à la société Resto Rousseau – J.J.R la somme de 3.000 euros en indemnisation de ses frais irrépétibles d’instance,
La condamne aux dépens et autorise maître Frédérique Etevenard à recouvrer directement ceux dont elle a fait l’avance sans recevoir de provision.
