La concurrence n’est pas un état naturel, disait il y a bien longtemps Jean-Patrice de La Laurencie, très ancien directeur de la direction générale du Commerce intérieur et des Isolément, le droit au renouvellement du bail de commerce tient la route. Associé à notre méthode de renouvellement judiciaire et au lissage de la loi Pinel, il conduit tout droit à un déséquilibre significatif entre les parties et à une sorte de droit au renouvellement perpétuel d’un locataire dont le propriétaire n’a plus les moyens de se séparer ; et au-delà à une dégradation du droit de propriété. Pour rétablir un équilibre preneur-bailleur détérioré par des causes structurelles et conjoncturelles, ne serait-il pas temps de revenir à la vérité du marché en partant du principe d’un renouvellement à la seule valeur locative, s’interroge l’auteur ?
Par Me André Jacquin, avocat-associé (Jacquin-Maruani & Associés)
Aux termes de l’article L. 145-14 du Code de commerce : «Le bailleur peut refuser le renouvellement du bail. Toutefois, le bailleur doit, sauf exceptions prévues aux articles L. 145-17 et suivants, payer au locataire évincé une indemnité dite d’éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement. Cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre.»
Cet article constitue la pierre angulaire du statut des baux commerciaux. Texte d’ordre public, il institue implicitement le droit du preneur au renouvellement de son bail, souvent qualifié de droit à la «propriété commerciale». L’article L. 145-1 du Code de commerce subordonne ce droit au renouvellement à certaines conditions, dont notamment :
– l’immatriculation du preneur au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers ;
– l’exploitation par le preneur d’un fonds de commerce ou d’un fonds artisanal au cours des trois dernières années précédant le renouvellement.
Ainsi, et sous réserve de ce qui précède, si le bailleur a toujours la possibilité de refuser le renouvellement du bail, c’est sous réserve de verser au preneur une indemnité d’éviction, laquelle est fondée principalement sur la valeur du fonds de commerce, du moins quand l’éviction entraîne la perte de celui-ci. Il est par ailleurs admis que si la valeur du droit au bail est supérieure à celle du fonds de commerce, la valeur de ce dernier constituera le montant plancher de l’indemnité d’éviction. Quant à l’évaluation des chefs de préjudice, elle relève classiquement du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond qui fixent l’indemnité selon la méthode qui leur paraît la plus appropriée.
I. Loyer de renouvellement, indemnité d’éviction et déséquilibre significatif
La fixation du loyer de renouvellement selon la règle du plafonnement et la chaîne possible de renouvellements successifs plafonnés vont faire totalement «décrocher» le loyer du prix de marché. La valeur du droit au bail étant calculée selon la méthode du différentiel de loyer entre le loyer de marché et le loyer plafonné affecté d’un coefficient multiplicateur (soit de situation, soit de capitalisation), il en résulte que plus le loyer de renouvellement est faible, plus la valeur du droit au bail sera importante.
Ainsi, outre la rente de situation dont bénéficie le preneur pendant le cours du bail, celui-ci va bénéficier d’une sur-indemnité d’éviction en cas de refus de renouvellement.
L’indemnité versée par le bailleur va être d’autant plus importante que le loyer aura été faible pendant le cours du bail expiré. A l’absurde s’ajoute l’injustice !
Cette situation s’est trouvée aggravée depuis la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, dite Pinel, qui institue une mesure de lissage prévoyant que, même en cas de déplafonnement, le loyer de renouvellement ne peut pas évoluer de plus de 10 % par rapport au loyer de la dernière année du bail précédant le renouvellement, puis de 10 % tous les ans par rapport au loyer de l’année précédente jusqu’à atteindre la valeur locative statutaire. Le seul moyen, pour le bailleur, de sortir de cette situation inéquitable consiste à refuser le renouvellement à la fin du bail, pour retrouver un prix conforme au marché.
Or, on sait que cette option s’avère illusoire en raison du montant disproportionné de l’indemnité d’éviction qu’il devra débourser. Le déséquilibre ainsi créé va finalement empêcher le bailleur d’exercer son droit de mettre fin au bail, car le coût de l’éviction lui sera économiquement insupportable. En d’autres termes, en raison de la règle de fixation du loyer des baux renouvelés, le bailleur sera dans l’incapacité de faire cesser la rente de situation dont bénéficie le preneur. Le bailleur se trouve donc particulièrement désavantagé du fait des politiques successives du législateur et de la jurisprudence tendant à accorder toujours plus de droits aux locataires, notamment par les mesures suivantes :
– méthode judiciaire de fixation des loyers de renouvellement déplafonnés aboutissant à un prix inférieur au prix du marché libre ;
– institution du lissage, par la Loi Pinel, rendant la fixation du loyer au prix défini par le Code de commerce difficile à atteindre.
Le point d’équilibre est rompu et le principe de proportionnalité largement mis à mal.
Pour autant, et de manière surprenante, le juge constitutionnel a considéré valable la règle du lissage du loyer du bail renouvelé déplafonné, prévue au dernier alinéa de l’article L. 145-34 du Code de commerce, en vertu de laquelle la variation du loyer ne peut conduire à des augmentations supérieures pour une année à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente, tout en considérant que cette mesure portait en effet atteinte au droit de propriété, mais pas suffisamment dès lors que cette atteinte n’était pas disproportionnée.
Néanmoins, le principe d’égalité, cher au droit français, est ici atteint car le législateur et la jurisprudence actuelle ont sculpté avec précision les relations bailleurs-locataires dans le sens d’une surprotection aiguisée des seconds, au détriment de l’équilibre du contrat, car :
– il n’y a pas de plafonnement du montant de l’indemnité d’éviction ;
– il n’y a pas de plancher pour la fixation du loyer à la baisse lors du renouvellement du bail ;
– sauf motif avéré de déplafonnement, le loyer est plafonné lors de son renouvellement ;
– enfin, s’il est déplafonné, le loyer doit alors subir une mesure de lissage permettant sa fixation au montant du loyer de la dernière année du bail précédent le renouvellement, augmenté ensuite de 10 % maximum par an, jusqu’à atteindre la valeur locative.
Cette ultra-protection a pour conséquence un droit perpétuel au renouvellement en faveur du locataire, avec pour seule limite le paiement d’une indemnité d’éviction dissuasive et non plafonnée, en cas de refus de renouvellement. L’inégalité de traitement entre les parties au contrat est ici flagrante.
Ainsi, la réponse du Conseil constitutionnel n’est en l’état nullement satisfaisante car s’il est vrai que l’on pourrait considérer que les éléments du statut des baux commerciaux, pris isolément, ne constituent pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété, puisque justifiée par un objectif d’intérêt général, tel n’est plus le cas si on prend en considération l’ensemble des mesures de protection des locataires. S’ajoutant les unes aux autres, celles-ci aboutissent à un déséquilibre des relations contractuelles, lequel s’aggrave dans le temps, alors qu’au contraire, la longueur des relations nées d’un bail commercial devrait favoriser une recherche constante d’équilibre.
II. Une situation encore aggravée par la crise sanitaire
La crise sanitaire liée au Covid que nous venons de traverser a eu pour conséquence une baisse des valeurs locatives, au point que les praticiens ont pu constater que les valeurs de droit au bail avaient quasiment disparu, au moins à Paris, et que les valeurs de fonds de commerce ont drastiquement diminué.
Le moment n’est-il donc pas enfin venu d’en arriver à la vérité des prix ?
Cette vérité des prix se traduirait par une fixation des loyers de renouvellement au prix du marché, le seul à être véritablement déterminable en fonction d’éléments de comparaison récents et connus de tous. En effet, lors de la fixation du loyer à l’origine du bail, le prix est librement débattu entre les parties et celles-ci, en fonction de l’état du marché, arrivent à déterminer le point d’équilibre qui leur convient, tant au titre du loyer lui-même que des mesures d’accompagnement éventuelles (allègements, franchises, travaux financés par le bailleur …).
Lors du renouvellement, cet équilibre se trouve rompu, car la fixation du loyer, à défaut d’accord, est soumise au juge qui, sauf situation particulière, va soit plafonner le loyer, soit le fixer à la valeur locative éventuellement à la baisse sans limite – ce qui arrive assez souvent, notamment si le loyer d’origine a été fixé au prix de marché -, soit, dans le meilleur des cas, déplafonner le loyer et, en cas de hausse de la valeur locative, alors appliquer la mesure de lissage instituée par la loi Pinel.
Dans tous les cas, la valeur locative de renouvellement, même déplafonnée, sera fixée, après lissage, à un prix inférieur au prix du marché, dès lors que le loyer statutaire, fixé en application de l’article L. 145-33 du Code de commerce, est déterminé en fonction d’un panachage entre les loyers de marché, les fixations de loyers amiables et les loyers judiciaires. Force est ainsi de constater que, dans tous les cas, le loyer de renouvellement fixé judiciairement est artificiel et aboutit en définitive à un prix déconnecté du prix de marché.
En fin de compte, le seul loyer véritable est celui correspondant au prix librement débattu entre bailleurs et locataires sur un marché donné. C’est le seul à même de s’inscrire dans le cadre d’une relation pérenne entre les parties. Le retour à ce loyer aurait le double mérite de mettre tous les locataires sur un pied d’égalité, sans privilégier ceux qui bénéficient, par l’effet du système, d’un loyer réduit, en créant un effet de saine concurrence sans privilégier les situations acquises, et d’éviter que les bailleurs ne refusent le renouvellement, à la fin du bail, sauf nécessité.
Quel serait, en effet, l’intérêt du bailleur de refuser le renouvellement s’il est convaincu de percevoir la juste rémunération de son bien à cette occasion ? C’est donc bien cette déconnexion du loyer par rapport au marché, qui crée ce déséquilibre aboutissant à une situation critique. Le temps est donc certainement venu de revoir, tant la méthode de fixation judiciaire des loyers de renouvellement, que la méthode judiciaire de détermination des indemnités d’éviction, à l’effet de mettre en cohérence la réalité judiciaire avec la réalité du marché.
