Des dangers de la zone grise pour les deux parties, quand le propriétaire a envoyé un congé sans offre de renouvellement, que l’enseigne, en l’occurrence Centrakor, entreprend en cours de procédure des démarches pour libérer les locaux, et que, n’ayant pas forcément calculé le montant de l’indemnité d’éviction qu’il aura à verser, le bailleur fait jouer son droit de repentir. Parfaitement légal. Ce dernier peut alors se heurter au mur du «processus de départ» entrepris par son locataire. Réversible, il a gagné ; irréversible, il a perdu et doit payer. La frontière est fragile, comme en l’espèce (Cassation Civ., 15 décembre 2021, n° 21-11634). Le bailleur avait eu gain de cause en appel, et avait finalement succombé devant la Haute cour.
Par Me Olivier Jacquin, avocat à la Cour (Jacquin-Maruani & Associés)
En matière de bail commercial, lorsqu’un bailleur refuse le renouvellement du bail à son locataire, il doit, en principe, lui verser une indemnité d’éviction. Or, une telle indemnité peut s’élever à un montant auquel le bailleur ne s’attendait peut-être pas. Dans ces conditions, le texte prévoit une porte de sortie en donnant la possibilité au bailleur de revenir sur sa décision et offrir finalement le renouvellement du bail à son locataire, à charge de régler l’ensemble des frais de l’instance que le preneur a été contraint d’exposer.
Il s’agit de l’article L. 145-58 du Code de commerce qui dispose que : «Le propriétaire peut, jusqu’à l’expiration d’un délai de quinze jours à compter de la date à laquelle la décision est passée en force de chose jugée, se soustraire au paiement de l’indemnité, à charge pour lui de supporter les frais de l’instance et de consentir au renouvellement du bail dont les conditions, en cas de désaccord, sont fixées conformément aux dispositions réglementaires prises à cet effet. Ce droit ne peut être exercé qu’autant que le locataire est encore dans les lieux et n’a pas déjà loué ou acheté un autre immeuble destiné à sa réinstallation.»
Une telle décision est en revanche irrévocable. En d’autres termes, elle ne peut être exercée qu’une fois (Cass. Civ. 3e, 13 décembre 2011, QPC, n° 11-19043, Ajdi 2012, P. 421, note M. -P. Dumont-Lefrand ; Jcp E 2012, p. 1094, n° 3, Obs. H. Kenfack). Toutefois, il est des cas, où, en cours d’instance, le preneur décide de se réinstaller, ou de rendre tout simplement au bailleur les clefs des locaux dont il est évincé.
Cette restitution a des conséquences substantielles sur la suite de la procédure. Non seulement elle arrête la date à laquelle le preneur ne doit plus payer d’indemnité d’occupation, mais surtout, elle empêche le bailleur de revenir sur sa décision et donc d’offrir le renouvellement du bail à son locataire, puisque ce dernier a libéré les locaux de tous meubles et marchandises.
En d’autres termes, le bailleur devient définitivement débiteur de l’indemnité d’éviction à l’égard de son locataire, quel qu’en soit le coût final décidé par la juridiction. Ainsi, entre le moment où le preneur commence ses recherches de locaux de substitution, ou organise la libération des locaux pour arrêter son activité, ce dernier va entreprendre diverses démarches, dont notamment :
– contacter des commercialisateurs
– signer un mandat de recherche
– visiter des locaux
– faire une offre de location ou d’achat
– contacter son comptable ou ses conseils pour licencier son personnel
– contacter des entreprises de déménagement
– organiser la liquidation de son stock
– prévenir sa clientèle,
– etc.
Toutes les démarches que le preneur va entreprendre sont plus moins irréversibles. Le preneur va se trouver dans une zone grise, pendant laquelle il peut recevoir à tout moment un droit de repentir de son bailleur. C’est d’ailleurs quand le bailleur, peu certain de son choix d’éviction, apprend que son preneur initie des démarches pour restituer les locaux, qu’il se précipite pour lui signifier son droit de repentir. En fonction de l’avancement du processus de libération des locaux par le preneur, il est parfois trop tard et il appartient au juge du fond, saisi d’une demande en contestation de ce droit de repentir, de dire si le preneur a engagé un processus irréversible de départ des lieux rendant impossible la continuation de l’exploitation du fonds.
C’est ce qu’il s’est passé dans une affaire où, un bailleur avait refusé en 2009 le renouvellement du bail à son locataire, tout en lui offrant le bénéfice d’une indemnité d’éviction. Le preneur a donc assigné son bailleur en fixation de l’indemnité d’éviction. En 2013, le bailleur a exercé son droit de repentir et quelques jours après, un état des lieux contradictoire a eu lieu et le preneur a restitué les clefs des locaux litigieux à son bailleur.
La cour d’appel de Montpellier, par arrêt du 15 décembre 2020 (CA Montpellier, 5e ch., RG n° 17/02671) a déclaré valable l’exercice du droit de repentir par le bailleur, au motif d’une part, qu’au jour de l’exercice par le bailleur de son droit de repentir, le preneur était encore dans les lieux, et qu’il n’avait pas «acheté ou loué à cette date un autre immeuble destiné à sa réinstallation», le preneur n’ayant donc à ce stade, selon la cour d’appel, pas encore entamé un processus irréversible.
En outre, la cour, pour infirmer la décision entreprise de première instance en ce qu’elle a déclaré nul le droit de repentir signifié par le bailleur, précise que le preneur n’avait pas davantage informé préalablement son bailleur de son intention de libérer les locaux, alors qu’il avait toujours à ce moment-là «la faculté d’exercice de son droit de repentir en application de l’article L. 145-58 du Code de commerce».
Le preneur formait alors un pourvoi et la Haute cour, par un arrêt rendu le 15 décembre 2021 (Cass. Civ. 3e, 15 décembre 2021, RG n° 21-11634), censurait l’arrêt entrepris au motif qu’il n’importe pas que le bailleur soit préalablement informé des démarches entreprises par le preneur et qu’ainsi, «l’engagement d’un tel processus (irréversible) par le preneur suffit à faire obstacle à l’exercice du droit de repentir par le bailleur, la cour d’appel qui a ajouté une condition à la loi, a violé le texte susvisé».
En l’espèce, le preneur avait résilié des contrats d’approvisionnement, écoulé son stock, démonté et vidé les locaux et licencié son personnel. Cette décision est logique et conforme à la jurisprudence en ce sens (Cass Civ. 3e, 17 janvier 1979, Bull. Civ. III, n° 19 ; Rev. Loyers 1979, p. 203 ; CA Poitiers 9 juillet 1969, Jcp G 1971, IV, P. 92). Il est donc fortement recommandé aux bailleurs d’interroger un expert à l’amiable, pour connaître le montant de l’indemnité d’éviction, avant de prendre la décision de refuser le renouvellement du bail à son locataire et d’accepter le principe du «quoi qu’il en coûte».
> Lire l’arrêt rendu l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 15 décembre 2021
