Dans le brouillard persistant des bruits de bottes et des bulletins de vote, le commerce poursuit sa recomposition. Les désordres de l’Ilc, la baisse tenace de son chiffre d’affaires, la financiarisation galopante dont il est l’objet, ne l’empêchent pas de croire à un avenir meilleur. Plus raisonné, comme le montrent la résistance des valeurs standards face à celles des primes qui descendent de leur piédestal.
par Alain Boutigny
Quand tout cela finira-t-il donc ? Il y avait le Covid, il y a la guerre et il y a toujours cette démocratie qui, d’élections en élections, fait mal aux pieds. Le monde, l’Europe, la France, la société prennent la tête. Ils donnent le bourdon au commerce, ce pauvre commerce qui, essentiel ou non, trinque depuis deux ans et demi. Si au moins, on le laissait tranquille. Mais non, il y a l’inflation qui pèsera inévitablement sur les ventes, il y a les difficultés d’approvisionnement qui souffrent d’une Chine repiquant au virus ; et dont on va finir par se demander si elle n’y prend pas plaisir… Février a sonné la fi n des contraintes sanitaires. On attend encore les feux de joie.
Car les tuiles tombent comme un jour de tempête. S’effondrant sur une glissade ininterrompue, les chiffres d’affaires ont, en mars, reculé de 26 % dans le commerce spécialisé et jusqu’à 31 % dans la mode et dans la beauté-santé, et de plus de 5 % par rapport à 2019, la dernière année qui ressemblait à quelque chose (1). La fréquentation demeure orientée à la baisse, et plus dans les centres commerciaux qu’en centre-ville, disent les enseignes. Même si les malls revendiquent des chiffres d’affaires à + 1,9 % et un footfall à – 0,8 % (2), toutes pointent des performances meilleures hors les des murs qu’intra-muros.
L’ILLUSION DES ASSISES
Les galeries marchandes paient à l’évidence la blessure infligée par les restrictions sanitaires tueuses d’activité et de fonds de commerce, par absence prolongée d’une clientèle partie voir ailleurs. Ce front devait tenir au moins par solidarité objective : il représente pourtant une épine de plus dans le pied des détaillants. Il y a aussi, pour les Auchan et autres Décathlon, qui ont cru aux poignées de main du début des années 2000 entre l’Occident et Poutine, l’injonction de la populace de quitter la Russie sans délai et d’y laisser leur chemise. Il y a encore l’illusion des Assises du commerce, porteuses de fausses bonnes nouvelles où l’équité risque de s’établir au bénéfice du e-commerce.
Trois semaines de dupes achevées avant Noël, parfaitement orchestrées, d’où l’exécutif, dont on sait le goût pour la tech., sortira les mesures qui lui seront utiles, comme on sort une pizza Buitoni du congélateur. L’horizon n’est pas clair, avec l’écologie et la seconde main, dont il faut parler parce que les clients aiment ça, le Metavers auquel on ne comprend rien et auquel il va falloir se colleter parce que ça amuse la galerie, la finance, parce que par l’odeur alléchée, elle lorgne sur les marges nouvelles de l’alimentaire. Pour l’essentiel, le commerce était une des dernières activités industrielles.
Ce temps semble révolu…
LA BOUTIQUE DE PAPA
Comme semble le montrer le trio Niel, Pigasse et Zouari (Franprix, Monoprix, Picard, Stokomani, Maxi Bazar), sa caution marchande : un véhicule coté (2MXOrganic), qui rate sa cible (Grand Frais), qui récupère la division Retail d’un InVivo heureux de trouver preneur pour ses jardineries trop grandes et où on peut facilement installer des Grand Marché Frais d’Ici.
En attendant (les 300 millions levés à l’origine étant toujours disponibles), qu’une nouvelle occasion se présente. Cette histoire est parlante. Elle indique vers où se dirige la distribution alimentaire, et pas que… Un monde nouveau s’ouvre pour l’épicerie et la boutique de papa qui avaient su passer les époques. Leur destin va s’écrire à la Bourse !
On verra si les enseignes du secteur qui ont quitté la cote (Galeries Lafayette, Gifi , Bricorama, Afflelou…), n’étaient que de mauvais précurseurs, ou si les temps ont changé…
Parce que cette activité de terrain peut réserver bien des surprises et les fi nanciers sont par nature peu familiers du risque. En particulier celui attaché aux chahuts comme ceux qui viennent de se produire au chapitre sanitaire et aux bouleversements qui en sont sortis. Jamais le commerce n’a connu un tel foisonnement.
Malgré la crise (ou à cause de), les relookages et les nouveaux concepts ont rarement été aussi nombreux qu’au cours du dernier exercice : 67 et 201.
Mais aussi, la conceptualisation a pris une ampleur inconnue. Sans parler de la numérisation des enseignes, dont le digital assure désormais l’essentiel de la progression des ventes à distance, sont apparus des magasins sans caisses, des drives piétons parfois transformés en supérette qui livrent (comme le Carrefour Flash de l’avenue Parmentier), des darks stores et easy box, du live shopping, remake du téléachat, des espaces d’occasion, du vrac, du Cbd… Et le cross branding qui voit Miniso à la Fnac, Thiriet chez Super U ou la Grande Récré chez Casino. Les temps changent : le commerce suit le mouvement.
A bien observer chez Kiabi, par exemple, la suppression des écrans autrefois installés à grand frais, les fermetures violentes de Flunch, d’Orsay en Allemagne et en Suisse, et même de Primark de l’autre côté du Rhin ; à considérer comment Ikea ferme son hypermarché de Tottenham pour s’installer sur Oxford Street, et comment sa foncière Ingka recompose le King Mall d’Hammersmith racheté à la casse au nord de Londres, pour y mettre de l’événementiel, des incubateurs de start-up, une bibliothèque interactive, des pop-ups, de l’alimentation locale, mais aussi Lidl, H&M, Primark et sa propre enseigne, on se dit que l’on n’a pas encore tout vu…
Et pour cause : les loyers décrochant partout, il est à présent loisible d’installer dans les rues et les galeries marchandes des spécialités qui n’y trouvaient jusque-là pas leur place. Les escape games, les fitness, coworking et cabinets médicaux forment du carburant supplémentaire aux commercialisations, comme on peut maintenant le voir aux 3 Fontaines superbement rénové. Et qui s’ajoute à une expansion de formats classiques. Il serait abusif de laisser croire que l’époque n’est qu’à la fermeture. Plein de marques ouvrent encore en cascade. De Deichmann qui va doucement mais sainement, à Bleu Libellule qui a ouvert 16 magasins l’an dernier, dont un premier en Italie où elle en veut 50, en passant par Arket (H&M) qui installera une première boutique en France à la rentrée, Naturalia qui reprend 15 points de vente bio sous différents noms, Lunettes Pour Tous qui passe en Belgique, Bijou Brigitte qui annonce 10 ouvertures cette année. Et naturellement Action qui a encore inauguré en Europe 267 adresses en 2021.
Même si la prudence et la raison sont de rigueur, la volonté existe de ne pas rester les bras ballants. Si du moins il n’y avait pas ces vapeurs délétères qui empoisonnent l’ambiance. D’abord l’Indice des loyers de commerce, dont le dérapage a plombé toute l’année dernière (sans que sa modification en urgence électorale qui vient de l’indexer à 75 % des prix à la consommation, ne le mette à l’abri d’une nouvelle poussée de fièvre inflationniste… ). Ensuite le sac de nœud des loyers. Avec le Covid, dont la jurisprudence admet à présent, comme en Allemagne, au Danemark ou à Alençon (H&M) que l’on puisse couper la poire en deux, certains commerçants ont en effet découvert le bouton «Je peux ne pas payer». Dès lors, l’impensable devient réalité. Elle esquinte un peu plus les rapports avec des bailleurs forcés de s’employer à un exercice de recouvrement inédit.
LA POLITIQUE DU PIRE
Qui butte ici et là… On pense à la Fib de Michel Ohayon, repreneur à la barre de Camaïeu, Go Sport, La Grande Récré et Gap, «qui ne paye nulle part», disent les bailleurs ; en tout cas pas grand monde. Ni en centre commercial, ni en centre-ville, ni pour aucune de ses enseignes. Question de principe ? Il tenterait d’arracher une diminution de ses loyers par deux… Ou il pratiquerait la politique du pire, en attendant que l’on vienne le chercher… Ce qui n’est pas simple par les temps qui courent. Car les tarifs s’effondrent. Les valeurs locatives des Champs-Elysées qu’ont quitté Zara Home et H&M sont donnés à – 30 % ; Nespresso vient de signer la rue de Rennes à – 50 %, après que Rolex l’ait mise à – 30 % au début de l’an dernier.
La volatilité des décisions, l’incertitude du lendemain donnent en tout cas une texture fragile à des baux que l’on ne craint plus de signer de façon éphémère et à des transactions oubliant le droit au bail. En moins de dix ans, celui-ci s’est effondré. Il n’apparait plus que dans 10 % à 20 % des cas ; dans Paris du moins. Mais, à voir qu’il représente de 1 % à 3 % du loyer, contre 3 % à 12 % en 2012, on imagine que le phénomène devrait s’étendre sur nos provinces. Avant qu’il ne reprenne un jour, tant est naturel ce balancement d’une époque à l’autre de valoriser les emplacements ; lorsque les affaires marchent.
L’histoire de l’immobilier de commerce est un éternel recommencement. A preuve encore ce retail bashing qui faisait bouder aux investisseurs l’immobilier de commerce. Il est pourtant toujours-là. Les valeurs tiennent, comme l’ont montré l’expertise des actifs des foncières en fin d’année, comme le montrent les cessions récentes de Carré Sénart à 4,2 % ou de La Séguinière, l’outlet de Cholet, à 4,5 %. On n’attend plus qu’un retour du développement. Un jour peut-être… Par voie de restructuration, dès que le jeu de massacres des superbes programmes (Ode à La Mer, Open Sky-Pacé et, récemment, Ikea-Caen) aura pris fin ; par voie de constructions intelligentes que nos foncières sont aujourd’hui réduites d’aller chercher à l’étranger. Il est tout de même inouï que New Immo (Nhood-Ceetrus) ou la Scc aillent bâtir à Milan les Merlata Bloom et Milanord 2 qu’ils pourraient bâtir ici !
Notes
1. Procos, Panel de mars 2022.
2. Panel 2021 du Conseil national des centres commerciaux.
