LA CHRONIQUE DE L’IMMOBILIER DE COMMERCE
Dans un environnement plus qu’incertain, le commerce fait ce qu’il peut. Mais si la valeur locative se traîne et que des contraintes pèsent de tout leur poids sur le développement et l’exploitation, il faut bien voir que des lueurs d’espoir existent. Pour ne pas être si bonnes, le ventes résistent néanmoins, la loi de simplification (mensualisation des loyers, transferts d’autorisations en centre-ville, centre commercial et périphérie…) a l’air de vouloir se frayer un chemin dans un parlement à hue et à dia, et les commercialisations devenues enfin raisonnables, résistent malgré tout.
par Alain Boutigny
Avec une constance impressionnante, le commerce avance contre vent et marées. Les faillites, les craquements de la grande distribution, les changements de pieds juridiques et administratifs, les décisions politiques hors sol ne facilitent pas les choses. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, les enseignes luttent contre l’adversité. Même si leurs chiffres d’affaires peinent à reproduire a minima ceux de l’an dernier en volume (abstraction faite de la hausse des prix), elles vont de l’avant, prenant au passage un Indice des loyers tendant vers la normale et cherchant à se convaincre que demain ne peut être que meilleur. Comme les Français l’espèrent de leur côté…
On peine à trouver de bons indices. Le panel Procos estime sans doute à 2 % le cumul des ventes annuelles à fin octobre. Mais on à du mal à trouver, dans le panorama réalisé en octobre par l’Institut du commerce, qui rassemble le ban et l’arrière ban des activités, quelque chose de positif. Son indice global est à – 0,3 %, inflation non déduite, notamment celle du début de l’année. Les grandes surfaces, discount compris, sont à l’étale, la restauration affiche un T3 à – 3 % sur une perspective incertaine, la téléphonie piétine à – 0,1 % et la cosmétique ou les loisirs eux-mêmes ont fini par courber la tête.
LA SOUFFRANCE DES RÉSEAUX
Ici est là, quelques secteurs performent encore, comme certains spécialistes alimentaires à 4 % ou l’électroménager à 7,3 %. Il n’en demeure pas moins que, selon l’ObSoCo, trois français sur quatre seraient «contraints» de se serrer la ceinture sur les dépenses nécessaires. Ce n’est pas rien ! Comment ne pas rapprocher ce constat de la souffrance des réseaux qui ne cesse pas, et d’autres dommages collatéraux économiques. Bonne Gueule est en redressement, comme les meubles Gautier, Barbara Bui, Lobsta, le coiffeur Coste ou Casa, tandis que le Furet-Decitre ferme 5 magasins, qu’Auchan en arrête 9 (une première dans son histoire !), et que les résultats du successful Roche Bobois n’ont jamais été aussi mauvais.
Personne n’oubliera The Body Shop, pourtant en avance sur son temps de la cosmétique durable, tombé au champ d’honneur de la modernité et de tout un tas de concepts récents et attractifs qui lui croquent les mollets : Rituals ou Aroma-Zone, au hasard. Pas plus que l’explosion d’Esprit, avec ses 600 magasins dans le monde. Rien n’est facile. Qu’une foncière comme la Société de la Tour-Eiffel demande 600 millions à ses actionnaires pour parer au risque d’un défaut de covenants, porte à interrogation ; qu’un distributeur comme Casino, contraint de vendre ses 300 hypermarchés ne trouve pas preneur pour 30 d’entre eux, porte aussi à l’inquiétude ; et avec ça les 150 enseignes locataires des galeries attenantes, installées comme l’oiseau sur la branche !
Cela veut dire que l’immobilier le plus solide et les plus gros des alimentaires ne sont plus à l’abri de la conjoncture. Les malheurs d’Auchan, conduit à licencier massivement, le confirment. Certains parlent aussi de bruits de bottes autour de Carrefour, qui, malgré la reprise de Cora, peine à reprendre ses marques sur un terrain maintenant dominé par les coopérateurs, Leclerc en tête. D’autres murmures entourent également d’Urw… Il n’y aurait donc plus sur cette Planète, après la réélection triomphante de Donald Trump, de raisons de s’étonner de quoi que ce soit. La taille ou le genre ne protègent plus de rien ! On a d’ailleurs vu la Cnac, pourtant traqueuse du moindre mètre carré, refuser une diminution de surface au projet de Valbonne de la Compagnie de Phalsbourg. Alors…
Une manière d’envisager l’avenir et de faire face à l’adversité est donc la consolidation. Les plus récentes initiatives le montrent. Le Groupe Bertrand a racheté le ravissant Paradis du Fruit, Cigusto entame une concentration dans le vapotage en rachetant Nicotech et Point Smoke, Frey s’est offert une perspective de croissance remarquable en mettant la main sur le Malmö Designer Village ; mais, surtout, en reprenant d’une même main Ros Retail Outlet Shopping, principal manager européen de centres de magasins d’usine. Cette histoire est importante. Elle montre qu’il y a encore de la lumière à l’horizon. Notamment dans le coin désormais très convoité de la gestion pour compte de tiers. Les grandes manœuvres battent leur plein dans ce domaine.
En quelques mois, se sont succédées des regroupements plus que significatifs. Figa absorbé par Sergic, ImocomPartners par Mercialys, Sudeco par Crédit Agricole, Marques Avenue par Mata Capital, Terranae par Evo-riel – qui s’était déjà emparé des services immobiliers de Nexity… Il ne serait pas surprenant que le mouvement se poursuive. Les besoins sont immenses de gérer au plus près et au plus juste techniquement (on pense au décret Tertiaire), des masses d’actifs de toutes sortes. Pour que ça coûte moins cher, il faut les traiter en masse. Gérer au lieu de développer, est-ce aussi séduisant ? C’est sans doute malheureusement le destin même de l’édifice enseigne-foncière qui est en cause.
UNE POLITIQUE MORTIFÈRE
Des projets, il en reste bien quelques-uns.
Mais trop peu pour créer une vague d’enthousiasme. Au moins les rares grands projets produisent-ils quelques engouements.
L’ouverture du Cnit, à La Défense, ne pouvait être qu’un succès, Neyrpic, à Grenoble, fait carton plein, Central Parc, à Grand Epagny tout autant. On sait déjà que les commercialisations du quartier Canopia, à Bordeaux, des Portes des Pyrénées, à Toulouse, et de Central Parc, à La Croix-Blanche, sont très suivies par des commerçants soucieux de s’assurer des ces emplacements comme on n’en verra peut être plus de sitôt… Pour autant, ne soyons pas aveuglés par une économie à la peine et une ambiance politique mortifère. La Terre continue de tourner. L’allemand Deichman s’est payé la marque Esprit, seul actif encore viable, Primark se met à ouvrir des petits magasins, pour ainsi dire de proximité, quand Primaprix fait l’inverse et installe des jumbo, Signorvino, l’étonnant rejeton alcoolisé de Calzedonia maintenant bien formaté promet 50 ouvertures l’an prochain, Dunkin’ prépare son arrivée en France et le discounter allemand Tedi passe ses objectifs de 5 000 à 10 000 points de vente à terme. Voici quelques exemples. Il y en a d’autres. L’avenir existe encore…
Espérons-le, en tout cas. Considérant ces deux aspects, préoccupant et positif de ce qui nous entoure, on serait en droit de se dire que les pouvoirs publics font tout ce qu’ils peuvent pour arranger les choses. Ne le croyez pas forcément. Certes, la loi de simplification a survécu à la dissolution de l’Assemblée. Elle poursuit sa route avec son train de mesures bénéfiques (mensualisation des loyers, transfert des autorisations de centre-ville et de périphérie, encadrement des décisions de la Cnac…). Certes, encore, Michel Barnier a écrit aux préfets pour leur dire de déblayer la route aux projets d’urbanisme entravés par des blocages administratifs et autres.
Certes, toujours, la loi de finance prévoit une taxe sur les «entrepôts» de commerce électronique, sorte de juste pendant à la Tascom sur la taille des magasins, ce qui fait hurler le petit peuple du numérique, pour une fois mis à contribution dans un esprit de concurrence loyale. Il n’empêche que la zone à trafic limité de Paris est entrée en vigueur début novembre dans les quatre premiers arrondissements et que ses 130 km de voies, après le couvercle pesant des JO sur les magasins de la capitale, ne peut qu’un peu plus étouffer les commerces de la capitale. Et que, formidable vitalité du fisc français, la notion de surface de vente agrandie par un décret publié il y a un an, a provoqué récemment quelques dégâts collatéraux non négligeables.
On sait, en particulier, qu’un certain bâtiment récent occupé par Grand Frais et Marie Blachère à Plan-de-Campagne (Marseille) a été attaqué par, notamment, l’association En Toute Franchise. Elle lui reproche de dépasser les 1 000 m2 d’exploitation… Le tribunal administratif lui a donné raison ! On ne connaît pas encore la suite. On voit pourtant qu’à partir d’une telle décision, quantité de projets ou de réalisations peuvent être remises en cause. Le simple jeu de cette rectification de frontières, intéressante pour l’imposition, pourrait se révéler dévastatrice pour la sécurité juridique des implantations.
Nous sommes ici à la charnière du législatif et des affaires. Le droit empêche, sottement, alors qu’on le verrait davantage tenir la main des entrepreneurs. Aujourd’hui, «l’arme pénale représente 45 millions de mots Légifrance», révèle l’ancien conseiller d’Etat Christophe Eoche-Duval dans son excellent ouvrage «L’inflation normative» (1), soit près de deux fois et demi ce qu’elle était il y a trente-cinq ans ! Les lois, systématiquement prises en urgence (pardon : on dit désormais procédure accélérée), les décrets de tous niveaux, circulaires, directives et autres arrêtés encombrent chaque jour un peu plus le chemin du dynamisme. La France les traîne comme un boulet.
Beaucoup ont beau pointer du doigt cette vague montante, le train ne ralentit pas. Un exemple se présentera sous peu, à condition que la loi de simplification aille à son terme : la réforme du bail inscrite dans le chantier des sous-contrats, et aussi l’habilitation qui va avec. Considérant que le contrat de louage méritait mieux (un débat parlementaire plutôt qu’une besogne de juristes), les sénateurs étaient montés sur la table. Ils avaient supprimé ce déni de démocratie commerciale consistant à une écriture de sachants et à une ratification par les chambres, sans débat – de simples députés peuvent-il contredire les docteurs de la loi ? Mais nous étions… fin mai. C’était il y a six mois ; il y a un siècle.
En attendant, les petits et les sans grades se débrouillent. Magistrats, enseignes et bailleurs sont à la manœuvre. La jurisprudence du loyer binaire progresse en tout cas. Dans le bon sens. Elle avait décidé en avril, dans l’affaire Monoprix de Cannes qu’il fallait rechercher la commune intention des parties. Dans un jugement Maisons du Monde de juillet délivré par le tribunal de Paris, le juge va plus loin et se saisit pleinement de la révision d’un contrat à Lmg et clause-recette. Il ordonne sans détour l’expertise, faisant comme si sa compétence entière était d’autorité. Le Rubicon est franchi : conformément à l’avocate générale de la Cassation, il faut dédormais «renoncer à prendre comme raisonnement la règle jurisprudentielle selon laquelle les clauses de loyers binaires échappent au statut», dit-elle.
L’affaire semble dans le sac. Les enseignes ont toujours recherché l’arbitrage du juge qui leur est souvent favorable (le syndrome du pauvre petit commerçant…). Elles le trouvaient dans les baux simples. Elles le trouvent désormais y compris dans les baux binaires. Il faut dire qu’elles ont désormais la main. Ne regardant que le premier choix, les chaînes offensives obtiennent des conditions favorables de la part de bailleurs qui savent disposer d’un produit premium. Mais qui savent aussi ne pas avoir pléthore de candidats de qualité… C’est du donnant donnant : un excellent site pour un locataire solvable. Sinon rien !
C’est comme cela que l’on a vu à Neyrpic, «mesures d’accompagnement» comprises, des loyers entre 500 et 600 € environ pour des réseaux de premier choix – et qui ne regrettent pas le voyage. C’est ainsi que l’on peut voir sur les Champs-Elysées, des Panerai, des Bretling ou des Calvin Klein acceptant de régler 1,6, 2,5 et 3,5 millions de loyer pur. La plus belle avenue du monde est atypique, sans doute. Mais elle demeure un baromètre plutôt fiable de l’état de la commercialité. Or, elle augmente, comme le note Cushman&Wakefield qui indique une valeur zone A de 17.000 euros orientée à la hausse – contrairement à tous les musts français pour l’instant ! Une tendance de bon augure.
Notes 1. «L’inflation normative», Christophe Eoche-Duval, Plon, 2024.