Le commerce électronique assure 10 % des ventes. En vingt ans, il est allé très vite. Le droit qui l’encadre beaucoup moins. Celui organise la répartition des ventes en ligne dans les réseaux encore moins. Certaines positions ne sont plus tenables. Nous voici à la croisée des chemins, nous explique Me Emilie Dumur. Bien qu’elles privilégient la prohibition, les autorités de concurrence ont pris la mesure des enjeux réels que soulèvent ces questions. Des analyses d’économistes seraient les bienvenues, un principe d’exemption individuelle aussi. Interdire sans nuance est désormais hors de propos. La porte ouverte par l’arrêt Coty avait fait entrer un souffle de liberté… d’interdire. Le Règlement de la Commission européenne le reconnait maintenant à l’égard des plateformes tierces. On va donc dans le bon sens. Sous certaines conditions, explique la spécialiste de la concurrence du Cabinet Wilhelm&Associés.
Par Emilie Dumur, avocate associée Wilhelm&Associés

Favoriser l’essor du commerce en ligne, c’était bien ; mais il fallait en encadrer strictement l’exercice dans les réseaux de distribution. Aujourd’hui, le Règlement de la Commission européenne n°2022/720 du 10 mai 2022 (ou Vertical block exemption régulation ; Vber) érige en principe la liberté des distributeurs de l’utiliser pour leurs produits ou services. Il élève au rang des restrictions caractérisées la défense consistant à «empêcher (son) utilisation effective par l’acheteur ou ses clients (…), étant donné que cela restreint le territoire sur lequel, ou la clientèle à laquelle, (ceux-ci) peuvent être vendus».
Les pratiques et les besoins ont évolué. Le commerce électronique est un canal puissant, perçu comme le grand concurrent des magasins. La liberté absolue, qui pourrait conduire à une multiplication des sites de revente sous l’enseigne d’un même réseau, n’apparaît cependant pas pertinente. D’ailleurs, dans la pratique, ses membres, et notamment les franchisés, ne sont pas forcément tentés de s’y mettre. En revanche, la gestion de cette concurrence les intéresse davantage, notamment l’appréhension du chiffre d’affaires qui se dégage du digital (cf. tribunal de commerce de Paris, Fnac Darty/Groupement des franchisés du 28 février 2023 RG : 202038525).
La pertinence du principe selon lequel il serait interdit d’interdire la vente en ligne aux adhérents d’un réseau interroge. Pourtant, la défense des pratiques d’interdiction n’a connu à ce jour aucun succès ; la pratique décisionnelle apparait peu encourageante, tous les réseaux qui s’y sont risqué ont été sanctionnés. Ce constat invite à la prudence pour ceux qui souhaiterait interdire la vente sur Internet. Le cadre juridique pourrait cependant évoluer.
La pratique décisionnelle donne les codes pour interdire les ventes en ligne sans être sanctionné. Bien qu’elles privilégient jusqu’à ce jour la prohibition, les autorités de concurrence ont effectivement pris la mesure des enjeux réels que soulèvent ces questions. Si l’on s’intéresse de près aux dernières décisions, l’analyse de l’Autorité de la concurrence et les moyens de défense sont encourageants. Dans l’affaire Mariage Frères (Aut. conc., déc. n°23-D-12, 11 décembre 2023), la question de l’exemption n’est pas soulevée, dans l’affaire De Neuville (Aut. conc., déc. n°24-D-02) l’exemption individuelle n’est de même que peu abordée, tandis que dans l’affaire Rolex (Aut. conc., déc. n°23-D-13), elle a le mérite d’être particulièrement développée… d’autant que ce n’est qu’au terme d’une analyse factuelle poussée que l’exemption n’est pas accordée.
Bien qu’elles demeurent pour l’heure insuffisamment présentes dans l’analyse des interdictions et restrictions des ventes en ligne, il est évident que les analyses des économistes pourraient jouer un rôle de plus en plus important dans les litiges liés à l’application du droit de la concurrence. Un travail sur l’objet de l’interdiction elle-même pourraient être clairement salvateur.
La position de l’Autorité pourrait ainsi évoluer par la preuve d’une exemption individuelle. Que dirait-elle, par exemple, d’une interdiction par le franchiseur de revendre en ligne, si celui-ci prouve que l’ensemble du réseau bénéficie d’un partage de la valeur des ventes digitales qu’il organise ?
L’histoire le montre : il est possible d’être optimiste s’agissant des évolutions jurisprudentielles. Le sort des plateformes en ligne et la possibilité d’y interdire la revente dans certains cas le prouvent. Si aux prémices, les têtes de réseau ne pouvaient interdire le recours à des places de marchés, une telle pratique a été finalement autorisée afin de tenir compte des spécificités des réseaux de distribution sélective.
On se souvient des décisions marquantes de l’Autorité, par lesquelles elle avait obtenu la suppression des clauses interdisant à des distributeurs agréés de recourir aux places de marché en acceptant les engagements proposés par Samsung (Aut. conc., déc. n° 14-D-17, 23 juill. 2014 ) et Adidas (Aut. conc., comm. 18 nov. 2015.). En Allemagne, son équivalent le Bundeskartellamt, avait d’ailleurs adopté une position similaire (Bundeskartellamt, comm. 2 juill. 2014. – Bundeskartellamt, déc. n° B2-98/11, 26 août 2015).
Le mouvement de libéralisation des interdictions de vente en ligne a été entériné par l’arrêt Coty rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 6 décembre 2017 (Cjue, affaire n°C‑230/16) suivi par l’arrêt de la cour d’appel de Paris (CA Paris , pôle 1, ch. 8, 13 juill. 2018, n° 17/20787 : JurisData n° 2018-013015). Aux termes de ceux-ci, la jurisprudence s’est prononcée en faveur de la possibilité pour un fournisseur d’imposer des restrictions aux plateformes tierces.
Jusqu’à ce que, finalement, cette autorisation d’interdire les ventes aux plateformes tierces soit textuellement consacrée au sein du Vber, démontrant qu’un cadre juridique flexible, pourrait trouver à s’appliquer. Le Règlement d’exemption pose en effet, pour l’instant, un principe sans nuance d’interdiction des restrictions ; mais la règlementation pourrait évoluer. On peut voir dans cette carence même une possibilité d’ouverture. Il peut par exemple être imaginé, lors de sa révision, la faculté de distinguer et de moduler la portée de la censure en fonction du système distribution, tenant compte de ses spécificités propres.
Il importe enfin de rappeler que le droit des contrats pourrait également être convoqué pour imposer une interdiction de vente en ligne, notamment par le biais de contrats dans lesquels l’enseigne agirait pour le compte de ses membres sous un site unique. Il est important de noter qu’à ce jour, jamais les juridictions ou autorités de concurrence se sont prononcées sur ce type de schéma.
Bien qu’il faille pour l’heure de rester prudent, force est de constater que les pratiques et les attentes des consommateurs ont profondément changé au cours de ces dernières années. Elles ont érigé le commerce digital en acteur incontournable de l’économie. Loin d’être figée, la pratique décisionnelle doit rester ouverte à l’idée d’une régulation évolutive, capable de répondre avec souplesse aux nouveaux défis posés par ce secteur en constante mutation.